Délitement ou cohésion des défenses européennes

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Gautier, Louis. « Délitement ou cohésion des défenses européennes », L’ENA hors les murs, vol. 498, no. 2, 2020, pp. 51-53.

L’an dernier, sans faste excessif, l’OTAN a célébré son 70e anniversaire. Au sommet de Londres (4 décembre 2019), la famille atlantique s’est efforcée de faire bonne figure malgré les tensions croissantes en son sein et des divergences de vues exprimées par Washington, Paris et Ankara. Il faut dire qu’à l’âge avancé des noces de platine, on est autant enclin à se féliciter de la durée d’une union qu’à redouter ce qui en précipitera inéluctablement la fin. Rarement, les alliances militaires ont survécu aux conditions stratégiques qui les avaient fait naître. L’OTAN, à cet égard, est une anomalie historique. À la fin de la guerre froide, quand le pacte de Varsovie disparaît, non seulement l’Alliance atlantique se prolonge mais elle s’accroît. L’OTAN est ainsi en passe de battre le record (73 ans) de la ligue de Délos (477-404 av. JC), son modèle antique, qui réunissait les cités grecques autour d’Athènes. Est-ce à dire que son temps est désormais compté ? Pas nécessairement, mais il est urgent de régler les horloges, en particulier de ce côté-ci de l’Atlantique.

Les Européens, s’agissant de leur sécurité, doivent pouvoir faire face à certains défis qui les concernent seuls. Ils doivent être en mesure de s’affirmer comme un acteur stratégique à part entière, pouvant intervenir aux côtés des États-Unis quand il le faut mais ayant aussi les moyens de se protéger par eux-mêmes.

Les Européens, s’agissant de leur sécurité, doivent pouvoir faire face à certains défis qui les concernent seuls. Ils doivent être en mesure de s’affirmer comme un acteur stratégique à part entière, pouvant intervenir aux côtés des États-Unis quand il le faut mais ayant aussi les moyens de se protéger par eux-mêmes.

Louis Gautier

Ce réglage des responsabilités au sein des deux communautés européenne et atlantique est une nécessité d’autant plus impérieuse que la donne de sécurité ne va pas s’améliorer spontanément et que le doute s’est installé sur la garantie militaire américaine et la fiabilité turque. Les pays européens sont, en effet, exposés à la menace terroriste, au débordement de désordres persistants dans leur voisinage, aux provocations russes, aux ingérences chinoises. Membres ou non de l’Union européenne (UE), seuls, ils sont impuissants et ensemble ils demeurent incapables de fortes actions collectives ! Diplomatiquement et militairement, ils pèsent peu dans le règlement des crises internationales, y compris celles qui les affectent le plus directement. Ils restent les bras croisés face au délabrement des accords de désarmement intéressant le « Vieux Continent » et se montrent très frileux quand il s’agit d’envisager d’en redéfinir l’architecture de sécurité. Au-delà de ces enjeux immédiats, ils sont aussi très mal armés pour relever les défis stratégiques futurs, ceux qui s’expriment déjà dans de nouvelles dimensions de conflictualités (espaces cyber, extra-atmosphérique, sous-marin) ou qui impliquent le financement et la mobilisation de nouvelles technologies (hyper-vélocité, intelligence artificielle, ordinateur quantique…). Ainsi, alors que les motifs de préoccupations s’aggravent, l’OTAN s’enraye alors que la défense européenne n’a toujours pas démarré. Si l’on veut éviter que les difficultés de l’une, paradoxalement mais sûrement, n’obère définitivement les chances de succès de l’autre, mieux vaut, avec lucidité, partir de trois postulats :

  • L’OTAN est une organisation historiquement dépassée mais politiquement indépassable pour les Européens qui redoutent autant le défaut américain que de se retrouver face à eux-mêmes. Après avoir brillamment assuré sa mission dans la confrontation avec le bloc soviétique durant la guerre froide, l’Alliance atlantique a ensuite, en particulier par ses élargissements successifs et son rôle dans les Balkans, puissamment contribué à la stabilisation de l’Europe post-guerre froide. Aujourd’hui elle est en recherche d’un troisième souffle. À l’aube d’une décennie critique, l’Alliance a besoin de redéfinir son rôle en matière de sécurité collective qui est sa raison d’être. La balle à cet égard est dans le camp des Européens. Sauver l’OTAN pour l’OTAN n’a pas de sens sauf si cela contribue à pousser les Européens au renforcement des moyens qu’ils consacrent eux-mêmes à leur propre sécurité collective.
  • La défense européenne aura bientôt trente ans et toujours des ratés. Maastricht (1992), Saint-Malo (1998), Lisbonne (2009), après chacune des relances et quel que soit le domaine (institutionnel, militaire, industriel), le moteur s’est étouffé parce que la pente était trop raide ou faute de carburant. Si l’on veut que le nouvel élan qui a été impulsé sous la précédente commission Junker réussisse sous la commission von der Leyen, il faut de l’argent, un calendrier précis de réalisation ménageant des étapes mais aussi l’affirmation d’une ambition. L’Union européenne doit mieux protéger ses citoyens et les intérêts stratégiques de ses États membres.
  • Quelles que soient les instances, l’OTAN, l’UE, ou les coopérations interétatiques (accord franco-britannique de Lancaster House, Initiative européenne d’intervention lancée en 2018 par 9 États dont la France), en matière opérationnelle, les questions auxquelles les Européens doivent répondre sont les mêmes : quelle volonté, quels moyens, quels buts ? Que l’on parle du Mali, de la protection de nos frontières, du contrôle de la méditerranée ou de la Baltique, de la lutte contre le terrorisme islamiste, de cyber défense…, les Européens, pour l’instant, n’ont pas de réponses collectives satisfaisantes ni les moyens appropriés.

En 2020, l’heure est finalement identique à Mons et à Bruxelles. L’UE et l’OTAN, à condition de recadrer leurs missions, ont enfin l’occasion de se développer comme deux organisations vraiment complémentaires, ou … de dépérir simultanément.

En 2020, l’heure est finalement identique à Mons et à Bruxelles. L’UE et l’OTAN, à condition de recadrer leurs missions, ont enfin l’occasion de se développer comme deux organisations vraiment complémentaires, ou … de dépérir simultanément.

Louis Gautier

Au jour le jour, les Européens sont confrontés à des défis qui se situent cependant bien en-deçà du recours à la force et du seuil de déclenchement d’une riposte militaire. Or, l’Union européenne, malgré les chocs que constituèrent entre 2015 et 2017, les attentats terroristes, les attaques cyber ou l’afflux incontrôlé de migrants, reste toujours aussi mal préparée à la gestion d’une crise de sécurité sur son sol ou dans sa périphérie immédiate. Qu’il s’agisse de la sécurisation des réseaux de communication, de nos infrastructures critiques ou de nos frontières, des efforts collectifs de renforcement de nos protections sont indispensables et urgents. Or cette problématique centrale reste très mal appréhendée faute d’une approche globale au sein de l’UE et avec les États membres. Institutionnellement, les problématiques de sécurité sont prises en charge dans de trop nombreuses instances, dépendantes de la Commission ou du Conseil (DG Home, Europol, Frontex, Cyber Sécurité européenne ou ENISA, mais aussi coordonnateur et task force anti-terroriste, Centre satellitaire ou SATCEN, Intelligence center ou INCENT…). Cette dispersion organique à l’intérieur de l’UE souligne un défaut de transversalité auquel s’ajoute l’absence de taille critique des organismes considérés. Les questions de sécurité au sein de l’Union sont, en outre, principalement traitées par la Commission sous l’angle de la « sécurité intérieure » (lutte contre la criminalité, trafics…) et encore très peu sous celui de «la sécurité nationale » (terrorisme, cyberdéfense, contre-ingérence, gestion des catastrophes…) qui reste l’affaire des États alors qu’une gestion coordonnée de ces enjeux à l’échelle européenne devrait s’imposer. Cela nécessite plus de transversalité au sein de l’UE et plus de coordination entre l’UE et les États membres, en particulier pour préparer et décliner des réponses communes ou conjointes en temps de crise. N’évoquons même pas ici l’absence d’une véritable culture de la protection des informations sensibles que met en évidence l’absence au sein des diverses instances de l’UE d’un régime unifié d’habilitation au secret et de protection des données. Une Europe qui protège a besoin de se protéger elle-même et des moyens d’assurer sa propre sécurité.

Une Europe qui protège a besoin de se protéger elle-même et des moyens d’assurer sa propre sécurité.

À cet égard, le volet militaire et opérationnel de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) ne peut pas être laissé dans cet état de débilitation progressive. L’UE a été capable de conduire en vingt ans plus d’une trentaine d’interventions militaires en milieu permissif ou semi permissif. Elles ont toutes eu valeur de test mais aucune ne permettant de qualifier vraiment la compétence militaire de l’Union (sauf en ce qui concerne certaines opérations, notamment maritimes comme Atalante visant à lutter contre la piraterie au large de la Corne de l’Afrique ou Sophia, à ses débuts, pour contrôler les trafics en Méditerranée. On peut aussi citer l’opération Artemis menée en Ituri, en RCA).

Plus problématique après un certain essor entre 1998 et 2007, l’effort opérationnel et la capacité à projeter des éléments de forces se sont singulièrement réduits dans l’UE, en dépit des attentes causées par la crise du Sahel ou encore le contrôle des flux en Méditerranée. Des blocages politiques expliquent bien sûr d’abord cette situation mais aussi l’absence d’instruments adéquats pour générer rapidement des forces et programmer des actions.

Que ce soit pour la gestion de crises civiles ou les opérations militaires, les outils de planification, de conduite et de commandement de la PSDC sont inadaptés. De surcroît, faute d’un réservoir de moyens convenablement calibrés, les processus de générations de force dans l’UE répondent de manière trop lente et approximative aux besoins exprimés. Les Européens pourraient renégocier les accords dits de « Berlin plus » afin d’avoir accès, pour leurs opérations, à certains moyens de l’OTAN. Mais il est surtout indispensable d’étoffer et d’associer plus étroitement les Capacités de planification et de conduite militaire, la Cellule de planification civile et l’état-major européen. L’UE a besoin d’une tour de pilotage des crises. Il conviendrait aussi de recentrer le Corps européen sur les seules missions de l’UE de façon à en avoir la pleine disponibilité tout en envisageant son interarmisation progressive (aucune opération militaire, même à dominante terrestre, ne se conduisant dans une seule dimension). Il serait enfin nécessaire de fixer le volume de forces rapidement disponibles en vue d’effectuer, en suivant une course d’apprentissage, des missions de surveillance, de prévention, d’interposition et de stabilisation dans notre voisinage.

Que ce soit pour la gestion de crises civilesou les opérations militaires, les outils de planification, de conduite et de commandement de la PSDC sont inadaptés.

Louis Gautier

Comme cela a été indiqué plus haut, faute de convergence des programmations nationales, les dépenses militaires des États européens ont un médiocre rendement. La recherche de défense est sous financée. La relève des grands équipements est problématique. Le dernier axe de relance de la défense européenne, celui qui est aussi le plus immédiatement prometteur, concerne donc le volet capacitaire et industriel. Depuis 2016, c’est dans ce domaine que la dynamique de relance de la PSDC est la plus prometteuse avec la création du Fonds européen de défense (FED), le développement de coopérations structurées permanentes concernant les matériels ou encore le lancement du Système de combat aérien du futur (SCAF), programme essentiel à la survie de l’aéronautique militaire européenne. La désignation d’un commissaire comprenant dans son portefeuille les questions industrielles de défense et la création d’une direction générale spécialisée vont aussi dans le bon sens. Il faut maintenant assurer les dotations budgétaires.

Les 13 milliards prévus pour le Fonds européen de défense entre 2021 et 2027 ne sont pas encore définitivement acquis. Or, cet argent conditionne le progrès des coopérations futures en matière de recherche et d’équipements militaires réalisés en commun. Il convient aussi d’adopter des règles claires quant à l’utilisation de ce fonds. Les critères d’éligibilité ne sont pas complètement arrêtés, notamment les conditions de la participation éventuelle de tiers à des projets multinationaux européens. Cette question doit pouvoir se régler au cas par cas. Il faut cependant ne pas se tromper d’objectifs. Les crédits du FED sont destinés avant tout à financer des programmes européens d’armement ou de recherche et par ce biais à pousser nos industriels à se rapprocher. L’attribution de financements communautaires aux entreprises doit conforter leur compétitivité à l’international et non stimuler des concurrences fratricides.

Délitement ou cohésion. Les maux et les remèdes sont communs pour l’OTAN comme pour l’UE et surtout pour la sécurité des peuples européens. La défense européenne peut être pensée comme une pièce participant de la «relégitimation historique » du rôle de l’OTAN dans cette première moitié du XXIe siècle. À condition de laisser enfin ses chances à la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne qui doit œuvrer dans trois directions : la protection des citoyens (lutte contre le terrorisme, cyber sécurité, contrôle aux frontières…), la gestion opérationnelle des crises, le volet capacitaire et industriel. Il faut cependant que cette entreprise ne tire pas des plans sur la comète mais respecte une feuille de route très concrète avec des échéances et des résultats à atteindre. À cet égard, trois rendez-vous auront valeur de test. Les décisions budgétaires sur le FED au premier semestre 2020, le programme de la présidence allemande de l’Union au second semestre de la même année, les résultats engrangés avant et au cours de la présidence française en 2022.

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