
Mathéo Malik, conversation avec Louis Gautier, Le Grand Continent, 04 Mars 2025.
Quelles sont les chances de réussite des dernières propositions formulées par les dirigeants européens ?
La proposition d’une trêve d’un mois de toutes les opérations aériennes et maritimes ou visant les infrastructures énergétiques en Ukraine telle que formulée par la France à l’issue du sommet de Londres (2 mars 2025) semble faire long feu. C’était pourtant un premier pas vers une désescalade du conflit ukrainien. Elle était à la fois un test de la bonne foi russe et de la bonne volonté américaine. Elle constituait aussi pour les Européens une tentative de prendre pied dans des négociations russo-américaines, officiellement ouvertes le 12 février par un appel de Trump à Poutine — menées par-dessus la tête des Européens et des Ukrainiens.
Les chances de succès de cette proposition constructive paraissaient raisonnables car aller au cessez-le-feu implique forcément la suspension préalable des bombardements et une décrue visible des opérations sur le terrain. À cette proposition, Trump répond par la suspension de l’aide à l’Ukraine et le projet d’un cessez-le-feu imposé au forceps. Il faut se rendre à l’évidence : sur l’essentiel, la rupture est consommée entre l’Europe et les États-Unis s’agissant de l’Ukraine. Je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière. Les dirigeants européens, certains d’entre eux en tout cas, vont encore chercher à infléchir l’attitude de Trump. Je leur souhaite bien du courage. De toute façon, le mal est fait : sur l’acceptation de l’annexion par la Russie du Donbass et de la Crimée, sur le principe d’un statut militaire contraint pour l’Ukraine, sur l’a priori considéré comme acceptable d’une possible mise à l’écart préalable de Zelensky et maintenant sur le gel des livraisons d’équipements militaires américains aux forces ukrainiennes — le pacte de confiance a été brisé. Non associés aux conditions négociées d’une sortie du conflit, les Européens doivent être extrêmement vigilants quant aux stipulations de cet accord avant eux-mêmes de s’engager à le faire respecter. La définition des garanties de sécurité qu’il est envisagé d’apporter à l’Ukraine dans ces circonstances doit être robuste.
Sur l’essentiel, la rupture est consommée entre l’Europe et les États-Unis s’agissant de l’Ukraine.
Louis Gautier
Au vu des évènements diplomatiques récents concernant l’Ukraine diriez-vous que c’est la fin de l’Alliance atlantique ?
Quoi qu’il arrive, la question du cessez-le-feu en Ukraine et des garanties de sécurité accordées à ce pays allaient inéluctablement déboucher sur une clarification des positions au sein de l’OTAN. Le sommet de l’Organisation est prévu en juin prochain (24-26 juin). Dans cette perspective, la plupart des chancelleries européennes pensaient mettre le temps à profit. Comptant sur de probables déconvenues de l’administration américaine, en raison de positions internationales aussi querelleuses que de courte vue, elles espéraient, de Londres à Vilnius en passant par Rome, Berlin et Varsovie, pouvoir, encore arrondir les angles, éviter le divorce.
Tout est allé très vite.
On n’attendra pas encore quatre mois le moment de vérité : la clarification s’opère déjà sous nos yeux. Le livre blanc européen annoncée fin mars et la revue nationale stratégique française dont la restitution est prévue fin mai qui ambitionnaient de cadrer un tant soit peu les évolutions en cours au sein de la communauté atlantique vont surtout les accompagner.
Cela dit : dissolution de l’Alliance, refonte du partenariat transatlantique avec un passage de relais aux Européens ou européanisation pure et simple de l’Organisation sans les États-Unis, l’avenir de l’OTAN n’est encore écrit nulle part. Ce qui prime aujourd’hui, c’est la défense des Européens et comment ils entendent faire face, tous ensemble ou seulement à plusieurs, aux défis posés à leur sécurité collective par l’agressivité russe et le défaut américain. Par rapport à cette urgence, la question de l’OTAN est seconde, pas secondaire mais seconde. Il y a, de toute façon, en termes de structures, de moyens de commandement et d’équipements, un capital à sauvegarder dans ce qu’il restera de l’OTAN.
La question de l’OTAN est seconde, pas secondaire mais seconde. Il y a, de toute façon, en termes de structures, de moyens de commandement et d’équipements, un capital à sauvegarder dans ce qu’il restera de l’OTAN.
Louis Gautier
Cette année, la Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains de la Sorbonne que vous dirigez consacre son cycle annuel à l’avenir des alliances militaires dans le monde. Au-delà de l’OTAN, comment appréhendez-vous désormais les évolutions en cours ?
Il ne fallait pas être devin, l’été dernier, quand ce thème fut choisi, pour comprendre que les conditions dans lesquelles les guerres d’Ukraine et de Gaza prendraient fin allaient avoir un puissant effet sur le système d’alliances occidentales et indirectement sur les grands paramètres de la sécurité mondiale.
L’implication des États-Unis dans ces conflits comme dans la recherche de leur règlement mettaient en effet à l’épreuve, comme jamais depuis la fin de la guerre froide, les relations de solidarité stratégiques et militaires entretenues par les Américains avec leurs alliés européens depuis 1949 et avec les Israéliens depuis 1987. Par contre-coup, il fallait aussi s’attendre à des effets portés sur l’axe de puissances constitué, dans une logique antagoniste, par la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du nord, axe qui s’est concrétisé durant la guerre d’Ukraine par un soutien économique et militaire apporté à la Russie. L’élection de Donald Trump, étant donné les positions qu’il avait prises au cours de sa campagne, ne pouvait que précipiter des évolutions en gestation. Pour le pire en ce qui concerne l’Europe.
Quelles étaient ces évolutions en gestation ?
Depuis la présidence Obama, il est clair que les priorités stratégiques des États-Unis s’affirment en Asie-Pacifique. Seuls le conflit ukrainien et la mise en jeu de la sécurité d’Israël sont venus interrompre en 2022 et 2023 un mouvement de désengagement américain hors d’Europe et du Moyen-Orient. Obama n’avait pas voulu intervenir militairement en Syrie en 2013 ; Trump, à la fin de son premier mandat, avait engagé le retrait progressif des contingents américains déployés en opérations extérieures, notamment en Irak ; Biden à l’été 2021 précipitait, sans concertation avec ses alliés, le départ d’Afghanistan des GI qui y étaient encore présents. En 2021, trente ans après la guerre du Golfe et l’implosion de l’URSS, avec le retrait américain d’Afghanistan se refermait la parenthèse post-guerre froide 1. Les États-Unis qui, au cours de cette période, étaient intervenus militairement plus souvent qu’à leur tour et avaient dispersé leurs efforts sur de multiples théâtres d’opération voulaient se reconcentrer sur des enjeux qui les projetaient dans une ère nouvelle où l’unique compétiteur stratégique à prendre en considération était la Chine.
L’agression russe du 24 février 2022 contre l’Ukraine et l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 les ont replongés dans une histoire qui ne parvenait toujours pas à passer et qui butait sur deux questions mal réglées depuis la chute du mur de Berlin : les controverses sur l’extension continue mais problématique de l’OTAN à ses confins orientaux ; le différent israélo-palestinien.
Les États-Unis se réengagent donc sous Biden, mais pour en finir. Trump d’ailleurs ne veut pas autre chose : en finir. Le problème c’est qu’il entreprend de le faire, de façon déraisonnable et déloyale, sans considération pour la souveraineté de l’Ukraine et quel qu’en soit le prix pour la sécurité de l’Europe.
Les États-Unis se réengagent donc sous Biden, mais pour en finir. Trump d’ailleurs ne veut pas autre chose : en finir.
Louis Gautier
Pourtant, tout n’était pas prévisible…
Ce qui l’était en tout cas, quelle que soit l’administration au pouvoir à Washington en 2025, c’est que la fin du conflit de l’Ukraine, même dans les circonstances plus favorables, entraînerait inéluctablement une transformation en profondeur de l’OTAN.
Ce qui ne l’était pas — du mois pas pour tout le monde et pas à ce point — c’est que Trump et ses MAGA men dégraderaient de façon irrémédiable la situation par des négociations bilatérales avec Moscou, engagées sans précaution et conduites au mépris des intérêts ukrainiens et européens.
Les Européens se sont illusionnés en croyant que la guerre d’Ukraine ancrait de nouveau les États-Unis en Europe. Non, leur implication majeure dans les conflits d’Ukraine, de Gaza et du Liban n’était que réactionnelle et visait à solder des comptes. Face à l’attaque de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et face aux attentats d’octobre 2023 en Israël, les Américains ne pouvaient rester les bras croisés. Il y allait de leur autorité et de leur crédit sur la scène internationale. Leur mobilisation aux côtés des Ukrainiens ambitionnait, sur un échec de la Russie, d’amener Poutine à en rabattre, à fragiliser politiquement et économiquement son régime. Militairement, il fallait, en épuisant ses forces, réduire pour longtemps la capacité de nuisance de la Russie dans son voisinage immédiat.
De même le soutien marqué de Washington aux opérations militaires d’Israël à Gaza, au Liban, contre l’Iran et le Yémen, visait à en finir une bonne fois pour toutes avec le Hamas et le Hezbollah et à contrer notablement les menées déstabilisatrices de l’Iran au Moyen-Orient. Les Américains n’ont, à cet égard, pas lésiné. Mais seuls les résultats comptent. À l’issue de l’épreuve de force, l’étau des menaces sur la sécurité d’Israël est desserré. Trump, dans cette affaire, n’a eu qu’à tirer les marrons du feu avec la patte du chat.
En revanche, pour des considérations inavouées qui ne tiennent certainement pas à la volonté affichée d’épargner des vies humaines, il offre à Poutine louanges et lauriers pour couronner ce qui, au mieux, sur un gel du conflit, n’aurait été qu’une piteuse entreprise. Enfin, il met à mal l’OTAN, le seul système de sécurité collective au monde dont la crédibilité jusqu’ici, et pendant plus de 75 ans, n’avait jamais été prise à défaut.
La réaction européenne est tardive — avons-nous été pris au dépourvu ?
Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre. En dépit de toutes les alertes et de toutes les exhortations, les Européens depuis l’annexion de la Crimée en 2014 ont préféré se rassurer à bon compte plutôt que de chercher à mieux assurer, directement et en propre, leur sécurité.
Trump ne nous prend pas au dépourvu mais à contrepied : il nous invective et nous trahit mais ne nous ment pas. Comme je le craignais, il n’a pas fallu 100 jours après son élection pour que, dans la plus grande confusion, Trump se lance sur de mauvaises bases dans des négociations avec Poutine. Le « meilleur des mondes » selon Trump était pour l’Europe une catastrophe annoncée.
Trump ne nous prend pas au dépourvu mais à contrepied : il nous invective et nous trahit mais ne nous ment pas. […] Le « meilleur des mondes » selon Trump était pour l’Europe une catastrophe annoncée.
Louis Gautier
Après l’appel de Donald Trump à Vladimir Poutine et les admonestations de Pete Hegseth à la réunion du groupe de contact sur l’Ukraine le 12 février, les écailles sont enfin tombées des yeux. Les Européens ont compris qu’il ne servait à rien de pousser des « oh et des ah » consternés aux provocations de Trump, Vance, Musk, Bannon et consorts : on ne faisait qu’ajouter le ridicule aux affronts, à la plus grande joie de ces artificiers.
Désormais, souvent à l’initiative bienvenue de Paris, les Européens cherchent de réunions en rencontres au sommet à se rassembler derrière une ligne et à rattraper un peu le temps perdu. Il va falloir de la lucidité et beaucoup de volonté pour parvenir à des objectifs forcément échelonnés dans le temps : les garanties de sécurité à l’Ukraine s’inscrivent dans un calendrier de court terme, la construction d’une défense européenne crédible est une ambition de longue haleine même s’il faut tout de suite franchir un palier important que la question des garanties à apporter à l’Ukraine rend de toute façon nécessaire.
Avant d’en venir aux préconisations et aux solutions possibles, et en prenant un peu de recul, pourquoi l’Europe est-elle forcément l’échelle clef des recompositions géostratégiques en cours ?
Parce qu’au cœur de l’Europe ne se joue plus le sort du monde.
Louis Gautier
Pour la plupart des pays, y compris désormais pour les États-Unis de Trump, le conflit ukrainien n’est qu’un conflit régional. Il n’est pas question de piéger la suite du XXIe siècle dans des contentieux européens. Or jusqu’ici, durant la guerre froide mais aussi après, la relation transatlantique est restée stratégiquement structurante non seulement pour l’Europe mais pour le reste monde — en témoigne depuis la guerre du Golfe en 1991 l’interventionnisme militaire conjoint des Européens et des Américains.
En dépit des changements qui affectaient la distribution de la puissance à la surface du globe depuis trois décennies, la solidarité stratégique occidentale continuait de structurer le paysage mondial même loin des frontières et des rives européennes, à preuve — dans le seul domaine de la sécurité — la lutte commune contre le terrorisme, le contrôle conjoint de la libre circulation maritime et des voies d’approvisionnement, ou, autres exemples, les rounds de négociation du traité JCPOA avec l’Iran ou la signature d’accords comme celui de l’AUKUS. Trump, passant par pertes et profits la coopération et les relais d’influence européens dont son pays tire aussi des avantages, s’affranchit de relations qui rendent selon lui les Etats-Unis moins manœuvrants. Pour lui, les Européens sont un boulet et l’Union a été créée pour « entuber » (« screw ») les États-Unis. Il fait sans doute un mauvais calcul mais il force les Européens, eux aussi, à se reconcentrer sur l’essentiel : la défense de leurs intérêts stratégiques dans un monde dérégulé, plus compétitif que collaboratif.
Mal calculé par les Russes, mal géré par les Américains, le conflit ukrainien risque de mal finir. Mais il a provoqué plusieurs électrochocs qui ont tiré les Européens de leur torpeur stratégique.
Pensez-vous que l’Union ait aujourd’hui une position cohérente sur l’Ukraine ?
Malheureusement, les ferments de la dispersion jouent encore d’autant que les clivages ne sont pas seulement géopolitiques mais idéologiques. Le modèle démocratique, en danger dans l’Amérique de Trump, l’est également de ce côté-ci de l’Atlantique.
Les pays vont devoir se positionner sur deux fronts.
Si l’on veut éviter l’éclatement de l’Union, il faut accepter une phase de décantation et sans doute aussi des recompositions internes. On voit bien que dans le domaine militaire il faut compter avec le Royaume-Uni, non membre de l’Union. Il existe des mécanismes, telles les coopérations renforcées, qui permettent aux États-membres de l’Union qui le souhaitent d’intégrer davantage leurs appareils de défense. La question des garanties de sécurité apportées à l’Ukraine joue d’abord comme un révélateur puis comme un effet de levier. Après Londres et Paris, qui sont prêts à s’engager dans cette voie, Berlin, Varsovie, Stockholm, Madrid, Lisbonne qui ont déclaré vouloir suivre, d’autres pays sont amenés à se positionner. La Hongrie d’Orbán ou la Slovaquie de Fico resteront au bord de la route. Meloni va devoir clarifier ce qui l’emporte de sa solidarité européenne et de sa proximité politique avec les équipes au pouvoir à Washington. Tertium non datur : la clarification de la relation transatlantique oblige aussi à des clarifications du modèle européen.
Pourtant, les déclarations convergent entre les États membres et la Commission sur le renforcement de la défense européenne…
C’est heureux ! À l’intérieur de l’Union et dans chaque pays, la question des garanties et, dans la foulée, celle du futur de la défense européenne appelle cependant, au-delà de la prise de conscience, une préparation des esprits, le mûrissement du débat politique afin d’accompagner la prise de décisions indispensables mais lourdes de sens.
C’est pourquoi, même en France qui a été toujours favorable et pionnière en matière de défense européenne, il faut éviter les crispations, avancer dans le bon tempo, veiller à la préservation du consensus sur la défense qui est un atout politique majeur pour notre pays souvent prompt sur bien des sujets à se déchirer. N’ouvrons pas trop de portes en même temps — passer l’effort de défense à 3 %, européaniser la dissuasion française… — si c’est pour ne franchir aucun seuil. Chaque question doit venir à l’heure et à propos. À présent, c’est la question du cessez-le-feu et des garanties qui doit être au centre de toutes les attentions.
Comment envisagez-vous concrètement le déploiement en Ukraine de forces européennes ?
Une capitulation étant inacceptable, un traité de paix inenvisageable, il faut s’accorder ensuite sur les conditions d’un cessez-le feu durable.
Louis Gautier
La condition sine qua non, c’est l’arrêt des combats.
Une capitulation étant inacceptable, un traité de paix inenvisageable, il faut s’accorder ensuite sur les conditions d’un cessez-le feu durable : la stabilisation des fronts, l’établissement d’une ligne de démarcation, la fixation de zones démilitarisées de part et d’autre de cette ligne et des interdictions de survol aérien, le déploiement d’observateurs internationaux ainsi que l’adoption de mesure de confiance et de signalement permettant d’éviter toute méprise sur le comportement des anciens belligérants. C’est pourquoi nous devons être partie prenante à la finalisation des négociations et poser nos conditions : on ne peut pas garantir un accord d’armistice que l’on n’est pas en mesure de contrôler.
Ces assurances obtenues, les Européens pourraient prendre alors en charge diverses missions de surveillance aérienne et maritime, contribuant ainsi au retour à la normale et au gel du conflit dans la durée. Des forces européennes de réactions rapides, en retrait des positions tenues par l’armée de l’Ukraine, pourraient être massées soit sur le sol de ce pays soit à sa périphérie immédiate prêtes à intervenir, en cas de violation du cessez-le-feu.
Mais un point clef de ce dispositif reste ce que les Britanniques appellent le backstop américain : Trump sera-t-il d’accord pour apporter à des forces européennes déployées en Ukraine ce soutien logistique et de renseignement ? Même si l’OTAN, en tant que telle, n’est pas engagée, les Européens auront-ils libre accès aux capacités de planification et de commandement de cette organisation pour programmer et piloter des déploiements terrestres et aériens ? Dans le cas contraire, les Européens jettent-ils le gant ou mettent-ils en place un dispositif adapté, principalement articulé autour des centres de commandement (C2) français et britannique ?
À ce point de la réflexion, on ne peut que déplorer que les préconisations du rapport « Défendre notre Europe » de 2019 que j’avais rédigé à l’époque n’aient pas trouvé un début de concrétisation, en particulier le redimensionnement et l’aguerrissement de forces européennes de réactions rapides et la mise en place de capacités de planification et de commandement alternatives ou complémentaires à celles de l’OTAN. Si au double plan institutionnel et des instruments financiers, bien des recommandations de ce rapport ont été suivies d’effet — même si ce n’était pas à la hauteur des ambitions souhaitées — celles relatives au domaine opérationnel sont entièrement restées lettres mortes, faute d’un accord à 27. La question des garanties est aujourd’hui hypothéquée par cette impréparation qui nous conduit à improviser une solution, soit dans l’OTAN en application des vieux accords dits de « Berlin+ » (1999) restés en souffrance depuis 2004 du fait du véto turc, soit à partir des moyens de nations-cadres, comme ceux du Royaume-Uni ou de la France qui ont en effet déjà cette expérience.
Des garanties de sécurité crédibles supposent d’être en mesure de déployer plusieurs dizaines de milliers de soldats européens lourdement équipés. Il s’agit d’un défi car dans de rares opérations européennes de maintien de la paix en milieu permissif, les membres de l’Union n’en ont jamais déployé que quelques milliers d’hommes. Rappelons-nous l’objectif fixé par l’accord franco-britannique de Saint-Malo, à la veille du conflit du Kosovo (4 décembre 1988), et la déclaration de Cologne à l’issue de ce conflit (4 juin 1999) qui prévoyaient que les États membres de l’Union soient en mesure de déployer 60 000 hommes dans une intervention militaire. Cet objectif, complètement perdu de vue depuis, pourrait trouver en Ukraine, dans un engagement stabilisateur et dissuasif, un début de réalisation.
Au-delà des modalités de règlement du conflit en Ukraine, comment la défense européenne peut-elle se développer ?
Je suis convaincu que le moment est historique pour lui faire franchir un palier important. L’Europe de la défense change d’ère : après la politique des petits pas et des avancées symboliques, elle peut enfin décoller.
L’Europe de la défense change d’ère : après la politique des petits pas et des avancées symboliques, elle peut enfin décoller.
Louis Gautier
À côté de la mise en œuvre opérationnelle que constituerait la mobilisation de moyens terrestres, aériens et maritimes à un niveau jamais égalé dans une opération sous gouverne européenne pour offrir des garanties de sécurité à l’Ukraine, il faut faire évoluer le cadre de réalisation de la défense européenne et bien sûr augmenter les moyens.
Pour les cadres de réalisation il faut être pragmatique pour lever les obstacles juridiques qui vont se présenter dans l’OTAN et l’Union.
Tout le monde n’est pas prêt à avancer du même pas et dans la même direction. Si l’on veut progresser rapidement comme la situation et le renforcement de notre sécurité collective l’exigent, il faut constituer un groupe pionnier autour des quatre pays dotés des armées les plus importantes : l’Allemagne, la France, la Pologne, le Royaume-Uni en y agrégeant de nombreux autres comme la Suède, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, les États baltes…
L’argent semble maintenant couler à flot. Les déclarations des dirigeants européens, comme celles d’Emmanuel Macron, se succèdent pour que l’effort de défense européen soit désormais porté à 3 % voire au-delà. Ce mardi 4 mars, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a dévoilé un plan pour « réarmer l’Europe » qui doit lui permettre de mobiliser près de 800 milliards d’euros pour sa défense et fournir une aide immédiate à l’Ukraine. Il est aussi prévu d’exclure les dépenses militaires du pacte de stabilité à hauteur de 1,5 % du PIB, d’utiliser les 150 milliards du plan de relance non utilisés, de mobiliser les fonds régionaux inemployés ou encore de solliciter les investissements de la BEI. Il faudrait aussi envisager d’utiliser les disponibilités d’intérêts dégagées par les avoirs russes gelés en Europe qui sont de l’ordre de 210 milliards d’euros, mais possiblement aussi de leur capital.
Les annonces sont une chose. Ce qui importe désormais, c’est le bon emploi de ces fonds. Il faut éviter que cette manne soit mal voire non utilisée, comme le furent les 100 milliards de crédits du fonds spécial allemand pour moderniser la Bundeswehr qui depuis 2022 restent pour partie en attente d’affectation. Pour dépenser juste il faut des bons programmes et des projets. On ne va pas jeter de l’argent par les fenêtres pour acheter sur étagère des vieux chars ou des munitions d’ancienne génération quand il faut des drones, des missiles, des satellites, des moyens de guerre électronique et de l’intelligence artificielle. La ligne de front dans le Donbass ne doit pas nous faire oublier qu’établir une ligne de force face à la Russie suppose des capacités de supériorité stratégique, des moyens du haut du spectre et de frappe dans la profondeur, et d’autres assurant la puissance du feu, la cohérence et la mobilité tactiques.
Les Européens doivent avant tout rationaliser l’équipement de leurs armées, mieux programmer leurs dépenses militaires et reconquérir leur marché intérieur de l’armement. Ce qui importe ce n’est pas un ratio mais la tenue dans la durée et en valeur constante du financement des matériels militaires et de leur production.
Un effort substantiel a déjà été accompli. En 5 ans, sans compter les crédits britanniques, l’ensemble des budgets militaires des États membres de l’Union a cru de plus de 30 % pour atteindre 326 milliards d’euros, soit trois fois le budget militaire russe et un montant supérieur au budget de défense chinois. Il y a donc déjà de l’argent, certes en partie absorbé par le soutien à l’Ukraine, mais surtout mal dépensé. Faute de coordination, les moyens des armées européennes sont à la fois redondants, lacunaires et manquent entre eux de cohérence opérationnelle.
Outre l’augmentation des financements et le développement d’équipements en commun, l’impératif est, préalablement, de faire converger les exercices nationaux de programmation militaire. Le Livre blanc que le commissaire européen à la défense, Andrius Kubilius, s’apprête à rendre en mars prochain sera un exercice sans portée pratique s’il ne vise pas prioritairement trois objectifs liés : un accroissement substantiel des crédits communautaires alloués aux missions de défense, la rationalisation des capacités militaires des États-membres, la priorité donnée aux acquisitions d’équipements européens.
Que pensez-vous des prises de positions récentes en France et chez ses partenaires prônant une européanisation des dissuasions nucléaires française et britannique ?
Que la question de la dissuasion revienne au cœur du débat stratégique européen est une bonne chose ; que le Chancelier allemand Friedrich Merz ou le premier ministre polonais Donald Tusk, sans détour, évoquent publiquement une européanisation souhaitable de la protection nucléaire assurée par les forces de dissuasion française et britannique est à marquer d’une pierre blanche ; qu’ils envisagent cette couverture comme une alternative au parapluie nucléaire américain montre assez leur inquiétude face aux risque de défaut des États Unis dans l’OTAN.
Longtemps, les Allemands sont en effet restés rétifs à toute discussion sur la dissuasion avec les Français. Ils opposaient par un silence officiel, en forme de rebuffade polie, un refus aux propositions de concertation bilatérales initiées par Jacques Chirac dès 1995. En quatre ans, en raison des craintes suscitées par les gesticulations nucléaires russes dans le conflit ukrainien, les esprits ont donc plus évolué qu’en vingt-cinq.
Les propos récents du président Macron vont cependant au-delà des ouvertures déjà pratiquées par les présidents Mitterrand et Chirac puis par tous leurs successeurs. La doctrine française, depuis les années 1990, admet en effet ouvertement et officiellement que la dissuasion française contribue à la sécurité des pays membres de l’Union et de l’OTAN en conjonction avec les moyens nucléaires de nos alliés américains et britanniques. La déclaration dite des Chequers à l’issue du sommet franco-britannique de Londres le 30 octobre 1995, établit même une solidarité sur les intérêts vitaux entre notre pays et le Royaume-Uni. Cette interprétation selon laquelle la définition des intérêts vitaux de la France peut incorporer la protection du territoire et de la population de nos plus proches partenaires est donc ancienne. Elle trouve cependant plus qu’un nouvel écho : il s’agit bien en effet d’un développement supplémentaire qu’exposent aujourd’hui des déclarations qui envisagent que la protection des forces nucléaires françaises — et possiblement britanniques — soit étendue à des dimensions européennes, et ce comme un substitut au repli possible du parapluie nucléaire américain.
Mais il faut dans ce domaine se garder des interprétations fallacieuses et dire précisément les choses.
En quel sens ?
Ce sujet est trop sérieux, trop existentiel pour tolérer l’improvisation.
Une dissuasion française élargie, ce n’est pas une dissuasion partagée. Sauf à ruiner la crédibilité de notre dissuasion, il ne saurait être question de partager avec quiconque la fabrication, la détention, l’ordre de mise à feu et la chaîne de commandement des forces nucléaires françaises.
Louis Gautier
Il faut d’abord redire qu’une dissuasion française élargie, ce n’est pas une dissuasion partagée. Sauf à ruiner la crédibilité de notre dissuasion, il ne saurait être question de partager avec quiconque la fabrication, la détention, l’ordre de mise à feu et la chaîne de commandement des forces nucléaires françaises. Si, un jour, des vecteurs et des armes nucléaires devaient être déployés, comme un signal préventif, sur le territoire d’un de nos partenaires de l’Union européenne ainsi que le font aujourd’hui les Américains en Allemagne, Belgique, Italie ou aux Pays-Bas, ce serait dans les mêmes conditions. Elles ne devraient l’être que dans des silos et des espaces extra-territoriaux sous contrôle exclusif de notre pays.
Ce qui en revanche est envisageable, le moment venu et à condition que la défense européenne s’intègre davantage, relève de la dissuasion concertée.
Entrerait alors dans le champ de cette concertation, comme aujourd’hui au comité des plans nucléaires de l’OTAN : les éléments de doctrine, les procédures d’alertes et la définition théorique de l’éventail des frappes.
La dissuasion nucléaire dans les politiques de défense des États dotés est un domaine à part. Pour autant, ce n’est pas une dimension suspendue dans le vide. On ne passe pas d’un tir au canon d’artillerie à l’emploi de la bombe atomique. L’arme nucléaire s’inscrit dans un continuum stratégique et opérationnel. C’est une arme d’ultime recours quand l’évolution défavorable de la situation aboutit à une mise en cause des intérêts vitaux de la puissance détentrice, pour marquer un coup d’arrêt ou jouer son va-tout. Actuellement la dissuasion française s’inscrit dans le continuum des moyens militaires européens et américains qui, dans l’OTAN, assurent la sécurité collective des alliés. Si la garantie américaine vient à manquer et que l’OTAN périclite, il faut reconsidérer l’adossement de notre dissuasion.
Il serait déraisonnable de galvauder cette assurance vie si nos partenaires britanniques et européens n’envisagent pas avec nous de contribuer à la constitution d’une couverture de protection stratégique multi-couches qui suppose, à côté des armes nucléaires, de disposer d’importants équipements du haut du spectre, notamment spatiaux, de missiles conventionnels de frappe dans la profondeur, de défenses anti-missiles… C’est pourquoi il faut s’atteler à construire une crédibilité stratégique européenne globale sans laquelle les déclarations sur l’élargissement possible du champ couvert par les dissuasions française et britannique resteraient sans portée.
Il faut enfin s’interroger sur le stock d’armes opérationnelles détenues en propre par la France (290) et par le Royaume-Uni (220) en y ajoutant les armes déployées par les Américains dans l’OTAN (180). La question est moins celle du nombre des vecteurs et des têtes détenues ou positionnées en Europe — très inférieur au potentiel russe mais équivalent à celui de la Chine — que de la qualité, des performances, de la flexibilité des scénarios d’emploi qu’autorisent ces armes. La France en passe de renouveler ses composantes — avec une troisième génération des moyens de la FOST et des FAS — dispose aujourd’hui et disposera demain de forces stratégiques modernisées aux meilleurs standards. Mais ces forces sont calibrées pour exercer une pression conforme à une doctrine purement dissuasive et de stricte suffisance qui n’envisage le franchissement du seuil nucléaire que dans des situations limites et extrêmes. Les gesticulations auxquelles s’est livrée la Russie en Ukraine, en particulier avec le tir à blanc sur Dnipro le 21 novembre 2024 d’un missile balistique de portée intermédiaire de la classe Orechnik heureusement non chargé, doivent-elles entraîner d’autres évolutions de notre arsenal nucléaire ? Comment combiner une évolution éventuelle de notre posture avec l’ouverture impossible aujourd’hui mais demain nécessaire de négociations avec les Russes sur la limitation et le contrôle de la menace nucléaire sur le continent européen et plus largement sur son équation de sécurité future ?
Force est de constater que l’adaptation évoquée de notre doctrine nucléaire pour protéger davantage nos partenaires va à l’encontre d’un mouvement général observé depuis la fin de la guerre froide chez tous les États dotés ou en passe de l’être (Chine, Corée du Nord, États-Unis, Inde, Iran, Israël, France, Pakistan, Royaume-Uni, Russie) qui assignent au nucléaire une fonction de sanctuarisation de leurs stricts intérêts nationaux. En attestent les interrogations récurrentes sur l’effectivité du parapluie américain et le déploiement alternatif aux marches de l’OTAN dans les années 2000 d’éléments avancés du bouclier antimissile américain. Moscou, qui avait procédé au retrait total des armes déployées à l’extérieur par l’URSS après la guerre froide, en réinstallant, en 2023, des ogives nucléaires au Bélarus a toutefois engagé un mouvement inverse mais très limité.
Vu l’ensemble de ces considérants, une adaptation de notre doctrine de dissuasion dans le sens de son européanisation mérite donc un examen sérieux mais dans des limites clairement précisées.
Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de dissuasion partagée et que jamais la France ne peut envisager de jouer son va-tout nucléaire si sa survie comme nation n’est pas en cause. En revanche, comme on l’a vu en Ukraine, la menace d’une action nucléaire permet d’éviter l’escalade en réfrénant l’extension de la belligérance. Les Européens et les Américains ont soutenu les Ukrainiens sans entrer en guerre contre la Russie. Le territoire russe est resté à l’abri de frappes sévères durant tout le conflit. Selon cette grammaire, et à condition que le rapport de forces conventionnelles et nucléaires européennes soit globalement convaincant vis-à-vis d’un agresseur potentiel, les armes nucléaires françaises et britanniques peuvent contribuer à une stratégie de déni d’accès contribuant à la protection du territoire et des populations de l’Union.