100 jours critiques en Ukraine et pour l’Europe

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Dans une contribution publiée par Le Monde le 27 novembre 2024, Louis Gautier, ancien Secrétaire Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, développe sa vision des impératifs stratégiques européens.

Le sort de l’Ukraine se noue maintenant et avec lui l’avenir de l’Europe. Après 1000 jours de guerre et à 100 jours d’un arrêt possible des combats, le moment est critique pour les Ukrainiens comme pour les Européens, suspendus à des décisions américaines de moins en moins lisibles. En autorisant l’emploi de missiles de longue portée contre la Russie, l’administration Biden livre un baroud d’honneur censé dégager sa responsabilité pour la suite. Trump, lui, est seulement pressé d’en finir. Pour les Russes, la cause est entendue : ils ont déjà gagné. Quel que soit le prix exorbitant de la victoire et tout le sang versé, ils ont en effet gagné l’épreuve de volonté à quoi se résume toute guerre. Ils l’emportent quand nous, Occidentaux, sortons affaiblis.

Il était hasardeux de revêtir ce conflit d’une portée hors d’atteinte, d’en faire « une croisade des démocraties », alors que nous mesurions au jour le jour notre soutien à l’Ukraine afin d’éviter d’être happés dans la spirale de la belligérance. Il est indécent et dérisoire de se consoler aujourd’hui en constatant que la Russie a dû ravaler ses ambitions et que ses gains territoriaux, au regard des régions déjà contestées en 2014, ne sont pas considérables. Il s’agit tout de même de l’annexion définitive de la Crimée et de la conquête d’environ 20% du territoire ukrainien. De surcroît, les combats ne sont pas finis. Les Russes, malgré l’hiver, essayent de pousser leur avantage pour arriver en position de force à la table des négociations.

Donald Trump souhaite hâter la résolution du conflit dès son installation. Ses équipes préparent déjà des propositions d’accord avec Moscou.

Un traité de paix reconnaissant des annexions territoriales est exclu. Ce serait admettre la loi du fait accompli ; ce serait fouler aux pieds la souveraineté de l’Ukraine.

Louis Gautier

Seul un cessez-le-feu voire un armistice ouvert à d’autres parties sont envisageables. L’arrêt ordonné des hostilités débouche, dans ce schéma, sur un simple gel du conflit. Il suppose la cessation progressive des combats, l’établissement d’une ligne de démarcation, la démilitarisation de zones de part et d’autre, le déploiement d’une force d’observation, l’échange de prisonniers et le retour des personnes déportées ou retenues contre leur gré en territoire russe.

Poutine a un plan qui va bien au-delà. Il veut obtenir la sécession des Oblats occupés, la « finlandisation » de l’Ukraine et la chute du gouvernement Zelensky. Il entend, fort de cet exemple, consolider l’emprise de la Russie sur la Géorgie, la Biélorussie et la Moldavie. Il continuera son travail de sape en Europe. Le gel du conflit ukrainien ne signifie aucunement la fin des intimidations et ingérences russes contre nos démocraties. Réversibilité de la méthode, on repassera juste de la guerre ouverte à la guerre couverte d’avant 2022.

La démarche de Trump est connue. Les Européens ne peuvent pas se leurrer sur son compte. Le président du MAGA, aveuglé par sa vanité est prêt à tout pour obtenir un deal rapide si les apparences le flattent et le servent. Poutine entrera dans ce jeu avec délectation. Trump n’aura pas plus de scrupules à abandonner les Ukrainiens qu’il n’en eût à l’égard des Kurdes en 2019. Son intention, pour le reste est de laisser les Européens payer l’addition.

La passe vers des négociations est, de toute façon, étroite, semée d’embûches et propice à des emballements, comme le signale le tir d’un IRBM russe sur la ville de Dnipro en riposte aux frappes des ATACMS américains. Chacun montre ses muscles. Le tir démonstratif d’un IRBM sans charge doit cependant être pris très au sérieux. Ce missile dont l’opérationnalité vient d’être spectaculairement testée peut frapper n’importe quel pays européen, sans pouvoir être intercepté à ce jour. Il fait désormais planer une menace stratégique tangible sur notre continent. Merci à Donald Trump d’avoir dénoncé sans précaution en 2019 le traité FNI.

La leçon ainsi administrée montre une fois de plus que les Européens ne peuvent pas laisser à d’autres le soin de protéger leurs intérêts de sécurité. Vont-ils continuer à louvoyer ? Leur implication dans la résolution du conflit ukrainien est, à cet égard, décisive, en soi et par ses effets portés.

Louis Gautier

Soyons lucides. Réunir derrière une ligne de négociation commune des pays européens qui, vis-à-vis de Kiev et de Moscou, n’ont jamais été à l’unisson durant le conflit, ne relève pas de l’évidence. Aucune des grandes nations ne jouit par ailleurs d’un leadership suffisant pour être à l’initiative. Enfin, l’Union est en attente d’un prochain directoire.  Dès lors, vu leurs poids diplomatique et militaire, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et la Pologne devraient, ensemble, proposer à leurs partenaires un position paper. Ce document devrait d’abord fixer les modalités d’une désescalade militaire et des lignes rouges. Il poserait ainsi trois conditions à la tenue de négociations : la stabilisation progressive du front, l’arrêt du bombardement des villes ukrainiennes en contrepartie du renoncement à de nouvelles frappes sur l’arrière des lignes russes, l’interdiction de toute action visant à priver l’Ukraine de son accès à la mer Noire. Afin de crédibiliser le processus, l’option d’emploi des missiles de type Scalp livrés aux ukrainiens, en cas de parole non tenue, serait réaffirmée par Londres et Paris, Berlin s’engageant alors à livrer des Taurus.

Toutes les discussions vont ensuite logiquement se concentrer sur la sécurisation de l’accord. L’OTAN, casus belli pour la Russie, ne pourra pas directement y prendre part. Cette fois en première ligne, les Européens doivent clarifier très vite la nature de leurs garanties militaires, qu’il s’agisse de l’appui donné à la force internationale, des soutiens consentis à la protection des espaces aérien et maritime de l’Ukraine, des déploiements terrestres avancés à sa périphérie, de l’envoi de groupements spécialisés aidant son armée éprouvée à régénérer certaines fonctionnalités. Voilà où sont les priorités. La question de l’adhésion à l’UE relève d’un autre cadre de discussion, de même que celle des aides à la reconstruction. Certes les sujets sont liés mais il faut éviter qu’ils se polluent. La tentation une fois de plus sera grande d’exprimer la solidarité européenne par des traites plutôt que par la prise de responsabilités militaires.

Les Européens doivent donc sans attendre accorder leurs violons sur l’effort militaire à fournir et le partage du fardeau.

Louis Gautier

Dans cette phase ultime du conflit, il importe de ne pas fléchir. Ne pas céder d’abord, pour ne rien concéder ensuite dans la négociation qui obèrerait notre sécurité. Ne répétons pas la même erreur : avoir cru hier que l’on pouvait « gérer » la guerre d’Ukraine sans vraiment la livrer ; croire que demain l’on pourra « gérer » la paix en Ukraine et en Europe sans d’abord l’établir.

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