Après les propos d’Emmanuel Macron sur l’ « armée européenne » , qui ont fait bondir Donald Trump, l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) revient sur la nécessité de donner une nouvelle impulsion à la défense du continent.
La défense européenne est un véritable serpent de mer, qui ressort aujourd’hui la tête de l’eau. Pourquoi ?
La construction de la défense européenne n’est pas une entreprise chimérique. Jamais, au vu des défis de sécurité, ce projet n’a d’ailleurs revêtu une aussi impérieuse nécessité. L’annexion de la Crimée en 2014 et la crise ukrainienne, la vague d’attentats terroristes qui ont frappé plusieurs pays européens, enfin la virulence de certaines attaques cyber ont été des électrochocs. Alors que des conflits perdurent à la périphérie immédiate de notre continent et que la menace terroriste persiste, les Européens sont inquiets et s’interrogent, après plusieurs déclarations de Donald Trump, sur les intentions américaines et les conséquences du Brexit pour l’avenir de l’UE et de l’Otan. La relance de la défense européenne à l’été 2017 découle de cette réévaluation des risques et d’une conscience plus aiguë des vulnérabilités qui fragilisent l’Europe.
Cela change-t-il vraiment les perspectives ?
Si le Fonds européen de défense (FED), qui vient d’être créé pour financer des programmes de recherche et d’équipements militaires, est réellement doté des crédits annoncés, 13 milliards d’euros, un cap aura bien été franchi. La mobilisation envisagée de plus de 30 milliards d’euros à compter de 2021 au travers de divers mécanismes change la donne en profondeur.
À vous entendre, toutes les conditions seraient donc réunies pour assurer le succès de cette relance ?
La lucidité est un facteur propice, mais le volontarisme qui en découle ne suffit pas et les circonstances, aujourd’hui favorables, peuvent se retourner. La défense européenne a déjà connu, dans le passé, d’autres moments porteurs, notamment à la fin de la guerre froide ou après le conflit du Kosovo. Mais, à chaque fois, les dynamiques se sont enrayées. Pour que l’élan ne se brise pas cette fois-ci, il ne faut sous-estimer ni les difficultés de réalisation d’une entreprise qui s’inscrit nécessairement dans la durée ni le caractère encore précaire de certaines avancées. Des projets ambitieux, comme l’avion ou le char de combat futurs, sont encore en couveuse. 2019 verra l’élection d’un nouveau Parlement européen. Cette année est cruciale, c’est une passe politique étroite et, pour l’heure, non dégagée. Évitons aussi de nous perdre dans de vaines querelles, comme celle sur les risques d’un possible découplage entre l’Union européenne et l’Otan. La relance de la défense européenne est aussi conditionnée par la réduction des différends entre les États membres sur le règlement de la question migratoire et la sécurisation de la frontière extérieure de l’Union. Rien n’est donc acquis. Néanmoins, pour paraphraser Sénèque, c’est parce que nous n’osons pas que les choses deviennent difficiles et non l’inverse.
Surtout que pour la première fois les grandes puissances semblent s’en prendre directement à l’Europe…
En effet, l’Union est attaquée de toutes parts, à la fois comme modèle et dans ses intérêts. Depuis sa création, elle incarne un idéal de paix et de démocratie. Il n’est pas surprenant qu’elle soit honnie par les adversaires et contempteurs de la démocratie. Que l’entreprise de démolition idéologique du pacte démocratique que constitue l’UE suive celle qui a contribué au délitement de son modèle social n’est pas chose fortuite. L’UE, idéologiquement agressée et sur le reculoir, n’est plus en situation d’illustrer par l’exemple l’intérêt de ses valeurs. Elle n’est pas davantage en mesure de soutenir correctement la valeur de ses intérêts. En effet, dans un monde où les rapports de force tendent à s’exprimer de façon totalement décomplexée, où la question léninienne du « Qui tient qui ? » retrouve toute sa pertinence, les Européens se laissent dominer. Face à la Russie, à la Chine et même aux États-Unis, l’UE, dans de très nombreux domaines, est pourtant objectivement en situation de faire au moins jeu égal. Ce qui lui manque, ce ne sont pas les atouts, mais l’absence de définition et d’affirmation collective de ses intérêts stratégiques.
Face à la Russie, à la Chine et même aux États-Unis, l’UE, dans de très nombreux domaines, est pourtant objectivement en situation de faire au moins jeu égal. Ce qui lui manque, ce ne sont pas les atouts, mais l’absence de définition et d’affirmation collective de ses intérêts stratégiques.
Louis Gautier
Tous nos partenaires ont-ils le même degré d’implication que la France ?
Pour des raisons historiques et politiques, la France et l’Allemagne ont traditionnellement des différences d’approche sur les questions militaires. Nos deux pays ont pourtant su trouver des terrains d’entente et de coopération. Ils ont une responsabilité historique dans la construction de la défense européenne.
Quelles sont les priorités de cette défense européenne ?
Les États européens doivent concrètement faire face aujourd’hui à des menées hostiles, dans les dimensions spatiale, cyber, voire sous-marine, à des actions de déstabilisation qui se situent sciemment en deçà du seuil de déclenchement d’une riposte militaire. Il leur faut également lutter contre le terrorisme et sécuriser leurs frontières. Ils doivent, enfin, être en mesure d’engager dans de bonnes conditions des capacités civiles et militaires de gestion de crise. Ils ne peuvent le faire isolément de façon efficace et personne ne le fera à leur place. Or, l’UE est mal préparée pour affronter une crise majeure de sécurité sur son territoire ou à sa périphérie. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Je ne crois pas à la méthode des petits pas, qui nous ramène toujours aux piétinements. Mais si les défis sont collectifs, certaines réalisations au départ ne sont possibles qu’à quelques-uns.
Ils doivent, enfin, être en mesure d’engager dans de bonnes conditions des capacités civiles et militaires de gestion de crise. Ils ne peuvent le faire isolément de façon efficace et personne ne le fera à leur place.
Louis Gautier
Que pensez-vous des déclarations d’Emmanuel Macron et Angela Merkel sur l’armée européenne ?
La question de la défense européenne est complexe mais ne saurait être confisquée par les experts. Le thème de l’armée européenne est une entrée en matière qui parle à tous les citoyens et force les responsables politiques à se positionner sur ce sujet et à clarifier leurs intentions. De facto, il existe déjà des forces mises à la disposition de l’UE, comme le corps européen et les bataillons tactiques, mais ils sont mal dimensionnés et sous-employés. On ne peut pas en rester là. Cette proposition a aussi le mérite de rappeler que, sans volet militaire, la politique européenne en faveur de l’industrie de défense, pour laquelle des financements nouveaux sont mobilisés, serait privée d’assise.
La relance de la défense européenne est aussi conditionnée par la réduction des différends entre les États membres sur le règlement de la question migratoire et la sécurisation de la frontière extérieure de l’Union. Rien n’est donc acquis.