Fin de partie : Retour sur l’interventionnisme militaire occidental, 1991-2021

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Louis Gautier est directeur de la chaire Grands enjeux stratégiques contemporains à Paris1-Panthéon Sorbonne, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (2014-2018). Dernier ouvrage paru : Guerres sans frontières, Tome IV des Mondes en guerre (dir.), Passés/Composés, Humensis, 2021

Résumé

Le retrait d’Afghanistan en août 2021 signe un échec de la politique militaire des Etats-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient. Il marque aussi un changement d’approche de leur part dans la lutte armée contre le terrorisme. Plus fondamentalement, il signale un retournement de la politique d’interventions militaires occidentale continument poursuivie depuis 1991. A partir de la guerre du Golfe qui lui servit de matrice, cette politique s’est traduite, durant trois décennies, par plus d’une centaine d’opérations extérieures menées au nom du droit, du maintien ou du rétablissement de la paix et enfin, après les attentats du 11 septembre 2001 de la lutte contre le terrorisme. Aujourd’hui, les Etats-Unis et les Européens non seulement ne sont plus, comme ils l’étaient hier, dans une situation de domination stratégique et de supériorité tactique absolues leur garantissant, comme en acteur ou arbitre d’un conflit, une faible prise de risque, mais ils ont pris conscience qu’en banalisant l’usage de la force par leurs opérations, ils ont dangereusement incité d’autres à emprunter la voie qu’ils avaient tracée.

Abstract

The retreat from Afghanistan, in August 2021, does not only signal a failure of Western Policy in the Middle East and a change of approach to the armed struggle against terrorism. Fundamentally, it marks a reversal of Western military intervention policy. Since the Gulf war, this policy has resulted, over three decades, in more than a hundred external operations carried out in the name of law, Peacekeeping and finally, after the 9/11 attacks, the fight against terrorism. Today the United States and Europeans are no longer in a position of absolute strategic and tactical superiority, which ensures them little risk as participants or referees in a conflict, but they have also realised that by trivialising the use of force, they have dangerously encouraged others to follow their path.

Introduction

Le retrait d’Afghanistan, après vingt ans de guerre contre les Talibans, met un terme, le 31 août 2021, au plus long conflit jamais mené par les Etats-Unis. Il constitue la dernière étape d’un désengagement de leurs moyens militaires massivement déployés au Moyen-Orient depuis 2001. Il indique enfin un changement opératoire dans la lutte contre le terrorisme qui de « guerre déclarée et ouverte » redevient une « guerre secrète ». La plupart des commentateurs s’arrêtent là, considérant qu’ainsi prend fin la séquence ouverte par les attentats du 11 septembre 2001. En réalité, et plus fondamentalement, le retrait d’Afghanistan signe l’arrêt de la politique d’interventions militaires poursuivie par l’Occident depuis 1991[1].

Au cours des trois dernières décennies, les Occidentaux (les Etats-Unis et leurs alliés, les pays européens d’une part, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande de l’autre) ont en effet été engagés, le plus souvent derrière les Etats-Unis, dans plus d’une centaine d’opérations militaires. Ces opérations d’intensité très variable, autorisées ou non par un mandat de l’ONU, conduites par un Etat seul ou au sein de coalitions de circonstances voire d’organisations pérennes, comme l’OTAN ou l’UE, peuvent être classées en deux cycles : le premier, entre 1991 et 2001, correspondant majoritairement à des projections militaires effectuées au nom du maintien ou du rétablissement de la paix ; le second, de 2001 à 2021, à des engagements relevant à titre principal de la lutte contre le terrorisme ou de la protection d’intérêts de sécurité (la lutte contre la prolifération notamment).

Le conflit afghan s’achève sur un passif qui pousse à réorienter les modes d’action militaire des Occidentaux, en particulier dans la lutte contre le terrorisme au Moyen-Orient et en Afrique. Il amène plus généralement à reconsidérer les paramètres entrant dans la « boucle décisionnelle » conduisant à  l’emploi de la force armée. Cette réévaluation s’effectue à partir des retours d’expériences montrant que depuis 1991 le bilan politique des opérations extérieures (OPEX) est des plus mitigé. Certes, certaines opérations ont été des succès mais nombreux furent aussi les revers. La répétition en série et la durée des interventions militaires de l’Occident sont venues alimenter un procès en légitimité mais aussi en efficacité des OPEX. Parfois à tort, comme le montre la stratégie d’action mise en œuvre de façon continue à partir de 1995 par les Américains et les Européens dans la stabilisation des Balkans. Cependant l’application de la coercition, envisagée dans les doctrines militaires occidentales au lendemain de la guerre froide comme un préalable nécessaire pour faire cesser un désordre, revenir à une solution négociée des différends, rétablir l’Etat de droit, assurer la tenue d’élections, s’est souvent révélée un leurre sinon un piège. L’emploi prolongé de la force s’est avéré, dans de trop nombreux cas, contreproductif par rapport aux finalités recherchées. Ni la démocratie ni les droits de l’homme ne s’imposent en effet au son canon. En outre, plus une opération dure plus le rôle des belligérants évoluent. Au départ, intervenant comme tiers ou arbitre dans un conflit, le risque pour un acteur extérieur est d’en devenir l’otage, comme en attestent de nombreux exemples de la Somalie au Mali.

La réévaluation par les Occidentaux de leur politique d’interventions militaires extérieures découle aussi du constat que leurs opérations ont dangereusement pavé la voie à d’autres en banalisant l’usage de la force dans le règlement des crises internationales. Le comportement militaire de la Russie, totalement « désinhibé » en Ukraine et en Syrie le montre mais également celui de nombreuses puissances régionales parties prenantes des conflits récents de Syrie, de Libye, du Yémen ou du Haut-Karabagh. Ayant ouvert la boite de Pandore, comment les Occidentaux peuvent-ils la refermer ? Sans aucun doute en s’astreignant à plus de précaution et de sélectivité dans leurs engagements militaires, devenus par ailleurs plus risqués depuis une dizaine d’années avec la dissémination des armements de haute technologie et la mise en œuvre par certains pays de stratégies de déni d’accès.

A la fin de la Guerre froide en 1991, les Américains et leurs alliés disposaient d’une supériorité militaire absolue ; elle s’est depuis relativisée, notamment au plan tactique. Après l’explosion de l’URSS en 1991, ils n’avaient plus à craindre aucun compétiteur ; désormais, ils sont confrontés à l’essor d’une Chine stratégiquement décomplexée. Pour comprendre quels espoirs animaient, à l’origine, la politique d’action militaire extérieure des Occidentaux et le dégrisement ressenti aujourd’hui, doublé de l’impression de s’être eux-mêmes piégés, il faut revenir à 1991, à la guerre du Golfe, la mère des batailles.

I. La guerre du Golfe, mère de toutes les batailles

        La guerre du Golfe de 1991 est, presque sous tous ses aspects, un conflit inaugural. Par anticipation de quelques mois sur la fin officielle de la guerre froide, elle en dégage à l’avance les principales conséquences géopolitiques et militaires. Elle traduit d’abord en acte la volonté des Occidentaux de mettre enfin en œuvre les principes de sécurité collective contenus dans la Charte des Nations Unies de 1945. Elle indique ensuite qu’un engagement conventionnel massif est redevenu possible sans que quiconque n’envisage d’émettre le moindre signal nucléaire pour l’empêcher ou inciter à la retenue. Dissuasion nucléaire et actions militaires sont d’ailleurs demeurées décorrélées depuis 1991[2]. Les armes atomiques réservées à la sanctuarisation des intérêts vitaux des puissances nucléaires (Chine, Etats-Unis, France, Inde, Israël, Pakistan, Royaume-Uni, Russie) servent  à l’équilibrage de leurs relations de sécurité mais, à l’exception de la posture d’« intimidation nucléaire » adoptée par Israël contre l’Iran, elles ont perdu leur fonction gesticulatoire dans la gestion des crises et des conflits contemporains qui, il est vrai, se sont tous situés jusqu’à présent en deçà des seuils de mise en cause des intérêts stratégiques desdites puissances[3].

De fait, les combats contre l’Irak en 1991 (350 000 hommes du côté irakien, 680 000 du côté de la coalition, dont 415 000 américains, soit le plus grand déploiement de moyens depuis la guerre du Vietnam et jusqu’à aujourd’hui) sont historiquement venus restaurer, au sortir de la guerre froide et de façon ostentatoire, les fonctions classiques, tant stratégiques que tactiques, du recours à la force. Le conflit du Golfe qui souligne la latitude d’action dont disposent les Américains, met en évidence la paralysie de la Russie, l’incapacité chinoise et l’infériorité des Européens (à commencer par celle de la France et dans une moindre mesure du Royaume-Uni) dont les panoplies militaires sont inadaptées aux conflits qui s’annoncent. Une des principales leçons de la guerre du Golfe, immédiatement tirée par Paris et Londres puis par Moscou et Pékin, sera d’ailleurs de considérablement renforcer leurs moyens de projection militaire pour des actions à distance. Masquée, en Occident, par les débats sur la perception des dividendes de la paix en Occident, dès le milieu des années 1990, la course aux armements est ainsi relancée dans de nombreux domaines conventionnels notamment les capacités d’allonge stratégique et les équipements de supériorité tels les missiles.

La guerre du Golfe, au demeurant, est une pesante démonstration de la puissance, du savoir-faire militaire et de la supériorité technologique des États-Unis[4]. Elle vient crédibiliser leur leadership. Elle contribue au parangonnage des interventions occidentales des décennies suivantes, désormais fortement conditionnées par la mise en œuvre des technologies de l’information ainsi que des moyens d’observation et de contrôle du champ de bataille. La guerre du Golfe est également annonciatrice d’opérations extérieures qui intègrent des dimensions collatérales aux actions de combat : la communication en temps réel vers l’opinion, l’engagement humanitaire auprès des populations, la protection de l’environnement, la continuité du droit international et, autant que faire se peut, y compris dans la zone du conflit, la poursuite des échanges commerciaux. Cette prise en compte simultanée de plusieurs dimensions civilo-militaires comme condition d’une gestion positive des conflits ne fera que se développer ultérieurement.

La guerre du Golfe condense ainsi en un «point d’accumulation historique[5] » les effets immédiats et différés de la transformation du système international causée par la fin de la guerre froide. En restaurant de la guerre conventionnelle dans toute sa pureté, elle sert à la fois de précédent politique et référence opérationnelle aux nombreuses interventions militaires occidentales conduites par la suite. Elle constitue aussi un « antécédent » aux guerres d’Afghanistan et d’Irak dans la mesure où elle offre un prétexte aux organisations terroristes islamistes Al Qaïda puis Daech pour dénoncer l’implication militaire des États-Unis et de leurs alliés en terre d’Islam et envenimer leurs actions au Moyen-Orient. La guerre du Golfe qui extériorise, au plan symbolique, le triomphe des États-Unis sortis vainqueur de la guerre froide les intronise aussi dans les fonctions de puissance régulatrice de l’ordre international nouveau[6] avec l’assistance de leurs alliés. Les Occidentaux acceptent d’autant plus volontiers de jouer les « gendarmes du monde » que le risque stratégique est alors nul et les risques opérationnels faibles.

II. Gendarmes du monde

         Les après-guerres sont souvent des périodes marquées par l’optimisme. L’après-Guerre-froide n’échappe pas à cette règle. Avec la disparition de l’URSS et l’effacement de la menace d’un ennemi global, la guerre semble s’être volatilisée à l’horizon pour les Européens et les Américains, convaincus qu’elle ne concernerait désormais que les autres. A leurs yeux, comme le chômage dans les théories économiques classiques, les conflits post guerre froide relevaient de deux types : frictionnels ou structurels. Ceux de la première catégorie, tels les conflits des Balkans, assimilés à des soubresauts consécutifs à l’explosion brutale du monde communiste, constituaient des éruptions de violence problématiques mais conjoncturelles à condition de les réduire à temps. Ceux de la seconde catégorie, comme les guerres civiles ensanglantant la Somalie ou le Rwanda, étaient tenus pour l’expression de troubles endémiques, difficiles à juguler mais sans danger pour la paix mondiale[7].

On a cru alors, en Occident, notamment en France et en Europe, sous l’impulsion d’un fort courant intellectuel, associatif et militant, qu’à la condition d’être moralement justifié et fondé en droit, le recours à la force dans le règlement des désordres internationaux pouvait être plaidé[8], qu’il suffisait de proportionner strictement l’usage des armes (opérations de basse intensité, limitation des dégâts collatéraux, théorie du zéro mort aux combats…) pour purger les opérations militaires de leurs risques de dérapage ou d’escalade[9]. Cette vision aussi assertive que naïve[10] s’appuyait sur une analyse faisant entrer en résonnance plusieurs postulats censés assurer le bien fondé et l’innocuité des actions de vive force. Le premier de ces postulats était que la supériorité militaire, condition sine qua non d’une intervention maîtrisée, pouvait être tenue pour acquise dès lors que les Etats-Unis, quelle que soit le niveau de leur contribution opérationnelle, étaient bien partie prenante à l’opération. Le deuxième était que l’intervention, pour être jugée légitime, devait être fondée sur des valeurs ou des principes internationalement reconnus (droits de l’homme, protection des populations civiles, légitime défense dans la lutte contre le terrorisme…). Ces justifications indispensables demeuraient toutefois l’objet de possibles controverses. Le troisième critère était celui de la légalité des OPEX qui supposait leur approbation formelle par le conseil de sécurité de l’ONU, condition à rechercher dans toute la mesure du possible[11].  

C’est sous ces auspices, relevant pour partie de réflexions théoriques et pour partie d’une approche au cas par cas, que se met en place dans les années 1990 une « gendarmerie du monde » principalement constituée de pays démocratiques enclins à coopérer étroitement avec les États-Unis. Les opérations au service de la paix, du droit international ou au nom de l’ingérence humanitaire se multiplient dans les décennies 1990 et 2000. Les premières d’entre-elles, guerre du Golfe (1991), Somalie (1993), Bosnie (1995), Kosovo (1999), préparent cependant de facto la génération des conflits plus durs des années 2000 liés à la lutte contre le terrorisme et aux intérêts de sécurité des Etats-Unis et de leurs alliés, Afghanistan (2001), Irak (2003), Liban (2006) qui eux-mêmes dégagent la voie aux conflits des années 2010, caractérisés par des rivalités de puissances qui polluent les enjeux des opérations extérieures de l’Occident : Libye (2011), Irak (2014), Syrie (2015) quand elles ne reposent pas plus fondamentalement la question de leur effet d’entrainement dangereux : Crimée (2014). En Irak et en Syrie, on observe après 2016 l’implication simultanée et inédite de quatre membres permanents du conseil de sécurité (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni) et de quatre puissances régionales de premier plan (Iran, Turquie, Arabie Saoudite, Israël) menant sur le terrain des opérations divergentes, aux buts politiques concurrents voire diamétralement opposés.

Les Occidentaux n’ont-ils pas ouvert par leurs interventions une brèche dans laquelle d’autres se sont engouffrés ? Le nombre de leurs interventions ne trahissait-il pas une propension à faire un usage de la force trop peu discriminé dans le règlement des crises internationales puis pour protéger leurs intérêts de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, comme en Afghanistan ou de façon préventive au motif allégué de combattre la prolifération, comme en Irak ? A cet égard, force est bien de constater que, après les attentats du 11 septembre 2001, la guerre de 20 ans[12]menée contre le terrorisme islamiste a profondément transformé de l’intérieur la logique des actions militaires extérieures des Américains et de leurs alliés.

III. Les cycles d’interventions

Au début de la décennie 1990, les Occidentaux, parfois en coopération avec d’autres, se lancent dans toute une série d’opérations militaires extérieures tout d’abord en Somalie (1992-1993), puis à Haïti (1994-1995), puis dans les Balkans. Avec des résultats contrastés, ces interventions visent à conforter les règles de fonctionnement du nouvel ordre post guerre froide. Dans ces opérations de « police internationale », les Américains agissent rarement seuls. Ils sollicitent généralement le soutien d’alliés, notamment européens avec qui ils pratiquent un partage des tâches opérationnelles. La France et le Royaume-Uni, en raison de leur statut de membres permanents du Conseil de sécurité mais aussi de la qualité de leurs forces armées, sont généralement associés, dès les phases initiales, aux engagements militaires aux côtés des Etats-Unis. À l’exception notable de l’Irak en 2003, la France se trouve ainsi systématiquement impliquée en première ligne dans les opérations de maintien et de rétablissement de la paix placées sous commandement américain dans les années 1990 et 2000. En Afrique, les États-Unis, après les déboires rencontrés en Somalie, pratiquent une forme de sous-traitance opérationnelle et laissent les Britanniques et les Français mener, comme chefs de file, les opérations militaires au service de la paix. Ainsi le Royaume-Uni intervient-il au Sierra Leone et au Libéria (2000-2002) et la France, pour ne citer que les plus notables parmi de multiples opérations, au Rwanda (1994-1995), au Congo (1997-1999), en RCA (de façon récurrente à partir de 1997) ou en Côte d’Ivoire (1999-2002)[13]. Les conflits des Balkans, en raison des problèmes politiques que suscitent cette explosion de violence au cœur de l’Europe, de la durée et de la nature des opérations militaires et de la coopération entre Européens et Américains pour y faire face sont emblématiques de la première génération de conflits post guerre froide. La protection des populations est le premier motif d’intervention mis en avant, mais, c’est aussi la sécurité et la stabilité de l’Europe qui sont en cause de même que l’autorité et le crédit de l’Union européenne et de l’OTAN[14].

Parmi la centaine d’opérations militaires extérieures que dirigent ou auxquelles participent, sur divers théâtres, les Occidentaux, on peut donc distinguer trois types d’engagements :

  • les actions humanitaires et de maintien de la paix visant à limiter les troubles et les effets de la violence causés par des guerre civiles ou des coups d’état (Côte d’Ivoire, Haïti, Libéria, RCA, Rwanda, Somalie…) ;
  •  les actions de rétablissement de la paix et de stabilisation régionale comme les opérations en Bosnie (1992-1995) et au Kosovo (1998-1999), ou encore au Congo (1998-2003);
  •  A partir de 2001, les actions liées à la lutte contre le terrorisme et aux intérêts de sécurité occidentaux, notamment l’opération menée en Afghanistan, les guerres d’Irak après 2003.

Si les engagements militaires du premier groupe ont parfois été planifiés comme des opérations ponctuelles (Haïti en 1994-1995 ou Timor en 1999-2000), voire des opérations coup de poing censées mettre un terme rapide à des désordres ou des exactions, dans la plupart des cas, en particulier pour les interventions des deux autres catégories, l’action de vive force parfois réitérée est généralement suivie d’une longue phase de déploiement militaire sur le théâtre de conflit en vue de stabiliser la situation, de consolider une solution négociée et de permettre un retour à un fonctionnement régulier des pouvoirs publics.

Cette typologie des conflits est utile aux présentations des analystes. Elle se révèle très imparfaite cependant tant ces catégories sont poreuses. Une opération militaire justifiée par un motif peut être poursuivie pour un autre, ou changer de nature en fonction de l’issue positive ou négative de la phase de primo intervention. Ainsi, la prise de Kaboul, de Bagdad ou la défense de Bamako ne sont que des préalables à d’autres opérations militaires visant à l’installation d’une autorité politique viable en Afghanistan, en Irak ou au Mali. La protection de la population de Bengazi est à l’origine de la résolution 1973 du Conseil de sécurité autorisant en 2011 l’opération en Libye. L’engagement contre les Katibas de l’AQMI est la raison de l’entrée en guerre de la France au Mali. Or, aujourd’hui, du fait des évolutions de ces deux conflits et de leur interaction, ce qui est en jeu c’est la stabilité de l’ensemble des pays de la bande Saharo-sahélienne.

La définition des objectifs de guerre et la légitimité des moyens employés pour les obtenir font d’autant plus question que la victoire militaire n’est généralement pas la fin en soi[15]. En outre, la base légale des interventions occidentales et, quand il existe, le mandat donné par l’ONU qui les autorisent ne sont généralement pas d’une absolue clarté. D’autant que pour exercer leurs responsabilités de « gendarmes du monde », les Occidentaux attachés, au départ, au respect d’un cadre légal et des prérogatives de l’ONU, très vite se sont dégagés de cette obligation. Face aux blocages, aux carences et à la lenteur de l’ONU, le discours de l’efficacité opérationnelle l’a emporté sur la recherche de la légalité à tout prix. On le constate dans le conflit du Kosovo, déclenché sans mandat explicite des Nations unies. Après le 11 septembre 2001, sous le motif de la légitime défense qui leur est reconnue, les États-Unis s’affranchissent presque complètement des procédures autorisant un État à recourir à la force. La guerre contre l’Irak engagée unilatéralement par les États-Unis plonge le système onusien dans une crise profonde. Certes, Américains et Européens chercheront à corriger l’erreur par la suite en faisant adopter des résolutions autorisant leurs actions militaires en Libye (2011) et en Irak (2014), mais le mal était fait. Jamais le Conseil de sécurité n’a retrouvé depuis l’autorité pour gérer les crises internationales les plus graves. Les mécanismes de régulation de la sécurité collective ne peuvent en effet bien fonctionner que si le jeu des rapports de force permet d’évoquer et de soutenir des solutions d’arbitrage dans des conditions également reconnues et respectées par tous.

Les attentats du 11 septembre 2001 qui précipitent les Américains et leurs alliés en Afghanistan font, de toutes les façons, brutalement dévier les perspectives, moins par leurs effets directs que par les réactions militaires et les contre-réactions qu’ils entraînent, notamment dans le rebond de la politique américaine en Irak à partir de 2003. Pour la première fois dans l’histoire, le terrorisme n’est pas simplement un élément de provocation de la guerre, il en est la cause principale et son éradication le premier objectif. Les attentats du 11 septembre sont ainsi à l’origine de l’engagement des États-Unis dans de longs conflits. Les déboires rencontrés en Afghanistan et en Irak à partir de 2006 affectent la position internationale des États-Unis, pris au piège d’opérations de pacification sans solutions évidentes de sortie de crise. Empêtrés dans ses conflits asymétriques[16], les Américains et les Européens évitent le risque d’escalade ou de débordement militaires. En revanche, ils ne parviennent pas à écarter celui du pourrissement et d’enlisement. D’où un réexamen critique de leur interventionnisme militaire et plus largement des inconvénients induits par la logique hégémonique qui sous-tend cette politique[17].

 Les opérations en Libye de 2011 puis sur le théâtre irako-syrien à partir de 2014 constituent le point de butée de la politique d’interventions militaires extérieures des États-Unis et de leurs alliés. Durant le second mandat de Barack Obama, un premier bilan, en termes de coûts et d’avantages politiques et militaires, est tiré aux États-Unis des engagements afghans, irakiens et, dans une moindre mesure, libyens. Or, ce bilan n’est guère positif.  Il incite d’autant plus les États-Unis à revoir leur politique d’action extérieure que leur supériorité stratégique se trouve désormais contestée par la Chine[18] et que leurs marges de manœuvre se trouvent réduites du fait de l’implication en Irak et en Syrie de nouveaux acteurs. Les mesures de « déconfliction » adoptées avec les Russes à partir de 2015 sur le théâtre syrien le prouvent et, plus généralement, l’engagement de puissances militaires régionales de premier plan (Arabie Saoudite, Iran, Turquie, Qatar, Egypte…) sur ce théâtre d’opération, comme en Libye ou au Yémen. En RCA ou au Mali, l’implantation des mercenaires du groupe de sécurité privé russe Wagner expose la France au même constat. Les règles du jeu sont modifiées ; un aggiornamento de la politique d’interventions extérieures des Occidentaux s’impose.

IV. Aggiornamento et conclusion temporaire

L’année 2008 est le premier marqueur d’une situation qui est en train de se retourner.  Les Américains et l’OTAN sont englués dans le conflit afghan, la sécurité de l’Irak vire au cauchemar, la crise des subprimes fragilise l’économie des Etats-Unis et de l’Union européenne, la Russie s’enhardit alors dans un coup de main militaire contre la Géorgie en Ossétie du sud et la Chine affirme sa puissance en devenant le premier créancier des États-Unis. Sur le moment, le basculement en cours n’a pas été perçu. L’année 2014, avec l’agression russe contre l’Ukraine puis en 2015 l’intervention militaire de Moscou en Syrie, sera le marqueur entraînant une prise de conscience conduisant à la programmation du désengagement des effectifs militaires américains déployés au Moyen-Orient et dans une moindre mesure en Méditerranée et en Afrique.

Déjà, la décision prise par le président Barack Obama à l’été 2013 de ne pas intervenir en Syrie, après le massacre de la Ghouta et l’emploi par le régime de Bachar El Assad de gaz toxique, interprétée à l’époque comme un signe de faiblesse, devait en fait être comprise comme le signal avant-coureur d’une inflexion de la politique américaine au Moyen-Orient [19]: éviter un nouvel engrenage. Le repli des troupes déployées dans la région est acté par Donald Trump dès son arrivée au pouvoir en 2017. A partir de 2018, le retrait du gros des contingents américains d’Irak et d’Afghanistan est amorcé. Il est finalisé à l’été 2021 par le président Joe Biden.

Les États-Unis qui, après la guerre froide, s’étaient déjà massivement désengagés du théâtre européen, (leurs effectifs militaires prépositionnés passant de 400 000 hommes dans les années 1980 à un peu moins de 70 000 dans les années 2000), se sont retirés aujourd’hui du Moyen-Orient pour concentrer leur présence dans la zone Asie-Pacifique (2500 hommes, affectés majoritairement à des missions de formation, demeurent en Irak quand, au plus fort des opérations, les Américains déployaient sur l’ensemble de la zone de l’ordre de 250 00 hommes). Ce revirement n’est ni subi ni subit. Il procède d’un choix délibéré et planifié d’assez longue date par les États-Unis, sauf que sa mise en œuvre complète était encore suspendu au « solde de tous comptes » des opérations en Afghanistan et en Irak finalement produit en 2021. Pour les Etats-Unis, les défis stratégiques sont désormais ailleurs, en Asie, en Extrême-Orient et dans la zone pacifique. Avec leurs alliés européens, ils ont pleinement mesuré les limites des politiques d’ingérence militaires et tiré la leçon des déboires politico-militaires rencontrés en Afghanistan et en Irak. La période de la Pax americana qui fait suite à la guerre froide est bel et bien finie. Les États-Unis, en 2021, n’ont plus les coudées aussi franches qu’en 1991.

L’aggiornamento de la politique américaine ne peut avoir que de fortes répercussions pour leurs alliés Européens. En quittant brusquement la place, les Américains créent un vide de sécurité problématique dans des zones instables que leurs lourdes interventions ont contribué à fragiliser en y accroissant notamment les tensions communautaires. Les pays européens qui avaient vu disparaître pratiquement toute menace dans leur environnement à la fin de la guerre froide sont désormais de nouveau  confrontés à des défis de sécurité sérieux à leurs frontières qu’il s’agisse des intimidations russes sur les marches orientales de l’Union européenne, des tensions en méditerranée et dans les Balkans liées aux désordres migratoires ou aux enjeux énergétiques, du risque terroriste en raison notamment de l’existence ou de la reconstitution de sanctuaires au Moyen-Orient et en Afrique. Par ailleurs, la dégradation du contexte au Mali et dans la bande saharo-sahélienne ne concerne pas que la France, certes en première ligne, mais également ses partenaires européens en cas de perte de contrôle de la situation.

La nécessité de devoir faire face à ces défis, y compris par des voies militaires, est posée. Or, les Européens ne sont plus certains du caractère automatique de la réassurance américaine. L’OTAN risque demain d’être entravée, notamment par un véto turc et l’Union européenne n’est toujours pas prête à relever collectivement les défis de sécurité auxquels elle est exposée. Le paradoxe est que depuis 1991, que ce soit dans l’OTAN ou au sein l’UE, l’unique horizon des politiques militaires des états européens était d’assurer, en complémentarité avec les Etats-Unis, des opérations extérieures que, sans leur soutien, ils sont bien incapables de mener. Ne pouvant plus prétendre gendarmer le monde avec les Américains, les Européens seront-ils capables de se gendarmer seuls pour protéger leurs intérêts ou défendre les valeurs démocratiques auxquelles ils sont attachés ? Cette question cruciale reste à ce jour sans début de réponse. Après l’Afghanistan tout le monde  rentre chez soi, fin de partie. Il ne subsiste pour les Américains et les Européens aucune grande mission commune au service de la paix ou de lutte contre le terrorisme. Or, pendant trente, selon une distribution des rôles conforme à l’esprit de l’Alliance atlantique et la régénérant ainsi post Guerre-froide, les OPEX avaient fortement contribué à cimenter la garantie militaire apportée par les premiers et la solidarité politique exprimée par les seconds. En août dernier, la décision du retrait précipité des soldats américains d’Afghanistan, peu concertée avec les Européens, avait créé un trouble. Au sein de l’Alliance, chez les alliés des Etats-Unis, elle avait suscité désarroi et consternation en raison de sa mise en œuvre chaotique. Plus fondamentalement, cette décision illustre combien, dans les faits et en perception, les défis stratégiques et de sécurité sont désormais divergents de part et d’autre de l’Atlantique. L’horloge du Grand Quartier général de l’OTAN à Mons est détraquée et personne ne sait sur quel méridien la régler.

Fin de partie : retour sur l’interventionnisme militaire occidental, 1991-2021 », Politique étrangère, vol. , no. 4, 2021, pp. 35-47.


[1] Utilisé, comme ici, à des seules fins de démarcation géographique et politique pour désigner un ensemble de pays, le terme d’Occident est utile. Au-delà, il recouvre un concept ambigu et controversé.

Bessis S, L’Occident et les autres, histoire d’une suprématie, Paris La découverte, 2001.

Boia L, L’Occident représentation historique, Paris, Belles lettres, 2007.

[2] Gautier L, Face à la guerre, Paris, La table ronde, 2006

[3] Roche N, Pourquoi la dissuasion ?, Paris, PUF, 2007

[4]Murawiec L, La guerre au XXIè siècle, Paris, Odile Jacob, 2000

[5] Poirier L, « La guerre du Golfe dans la généalogie de la stratégie » Stratégique n° 51 : 52 FEDN 1991, p 33.

[6] Même si leur appétence à jouer le rôle d’une puissance à la stratégie militaire globale remonte à la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont confrontés durant la Guerre-froide au dessein concurrent de l’Union soviétique.

Wertheim S, Tomorrow the world. The Birth of US global Supremacy, Boston, Harvard University Press, Belknap, 2020.

[7] Gros F, Etats de violence, essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard,2006

[8] Jeangène-Vilmer JB, La Guerre au nom de l’humanité, tuer ou laisser mourir, Paris, PUF, 2012

[9] Delpech T, La Guerre parfaite, Paris, Flammarion, 1998

[10] David D, «  La guerre dans le siècle », Paris, Politique étrangère n°3-4, automne/hiver 2000

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