
Les crédits d’armement des Etats européens augmentent comme jamais depuis la fin de la guerre froide. La France emboîte le pas. Sa 14e loi de programmation militaire (LPM) prévoit dès les premières annuités une nette augmentation de l’enveloppe globale des crédits de défense pour la période 2024-2030 (413 milliards d’euros).
A quoi servira cette manne ? Ce qui frappe d’abord, c’est le désordre qui préside en Europe aux prises de décision en matière de défense. L’accroissement de l’effort de défense n’est accompagné d’aucune concertation préalable sur les orientations ni d’une définition conjointe des objectifs ni d’un partage des tâches et du fardeau. Les Allemands entendent investir dans un bouclier anti-missiles, les Français renouvellent leur dissuasion, les Britanniques concentrent leurs efforts sur leur flotte de surface et leurs sous-marins nucléaires, les Polonais achètent des chars d’occasion à tour de bras.
Globalement, les Etats membres de l’UE vont consacrer annuellement près de 300 milliards d’euros à leur défense. Pris ensemble, leurs crédits militaires dépassent d’une tête le budget de défense chinois et laissent loin derrière celui des Russes. Pourtant, faute de priorités communes et d’une programmation militaire coordonnée, il est impossible d’envisager de rationaliser des panoplies militaires européennes beaucoup trop disparates, insuffisamment durcies et manquant entre elles de cohérence opérationnelle.
Quatre révolutions radicales
Ce qui frappe aussi, c’est le caractère effervescent mais finalement peu audacieux des arbitrages effectués en matière de programmes. Cette frilosité affecte aussi les concepts d’emploi des équipements et les contrats opérationnels des armées. Tout le monde a l’oeil rivé sur les combats d’artillerie du Donbass, alors que la nouvelle grammaire de la guerre s’écrit ailleurs, dans la compétition technologique entre les Etats-Unis et la Chine.
Outre les mutations à l’oeuvre dans le domaine dual du traitement des données (cyber, IA, calcul quantique), quatre révolutions vont radicalement changer la donne à l’horizon des quinze prochaines années.
La première concerne la généralisation des drones et des systèmes d’armes téléopérés. Aujourd’hui, l’intérêt tactique des drones en mode collaboratif avec des forces classiques (renseignement, ciblage, frappes) est bien mesuré. La dimension stratégique de leurs missions dans le futur l’est, en revanche, beaucoup moins. Or, les drones qu’ils soient aériens, terrestres ou maritimes et demain spatiaux vont révolutionner la nature des conflits et se substituer en partie aux vecteurs classiques.
En « débarquant » l’homme de la machine, les drones s’affranchissent des contraintes ergonomiques et des barrières de milieux. Ils s’allègent, se spécialisent, sont endurants, moins détectables et, tout cela, possiblement, à moindre coût. Dans ces conditions, il est légitime de s’interroger sur des choix d’équipements qui continuent de privilégier de très grosses plateformes aussi difficiles à protéger que coûteuses.
L’intensification des conflits, conséquence directe de la dissémination des technologies et d’une course effrénée aux armements, est à l’origine d’une deuxième révolution. A une logique d’aversion au risque de pertes caractéristique des engagements post-guerre froide succède l’obligation de devoir accepter un niveau d’attrition des équipements plus élevé.
Ce constat renforce la précédente conclusion sur la généralisation des automates, à la fois pour protéger la vie des combattants mais aussi pour éviter d’exposer à la destruction des matériels sophistiqués très chers.
Depuis les années 1990, afin d’en optimiser l’emploi, on a privilégié des vecteurs multi-missions, avec pour conséquence une limitation de leur nombre en raison des surcoûts en partie induits par leur polyvalence. Il va falloir changer le fusil d’épaule en revenant à une logique plus marquée de volume et à celle, plus relative, de la spécialisation.
La troisième révolution concerne la production des armements et la gestion des stocks grâce aux imprimantes 3D, lesquelles permettront de fabriquer des armes à la demande et quasiment n’importe où. Ce constat renforce les précédentes conclusions, car ce procédé industriel récemment utilisé pour réaliser la fusée Terran 1 suppose des profils d’armes, missiles ou drones, pas trop complexes à dupliquer par des robots d’impression.
La quatrième révolution est relative au déplacement du point haut de la guerre dans l’espace exo-atmosphérique de plus en plus militarisé, ce qui implique de reconsidérer les conditions d’obtention de la supériorité stratégique dans les autres dimensions aérienne, maritime et terrestre.
Priorité au renseignement et au cyber
La politique de défense de la Ve République amorce un troisième cycle. Il y eut celui de la guerre froide marqué par la constitution des forces nucléaires puis, après la chute du mur de Berlin, celui caractérisé par la mise sur pied d’une armée professionnalisée plus réduite en vue d’interventions extérieures. La LPM 2024-2030 introduit ce troisième cycle surdéterminé par la réapparition des rivalités de puissances et le déplacement des frontières technologiques de la guerre.
A l’heure de l’Ukraine, cette LPM vise d’abord à consolider le socle de notre outil de défense en privilégiant la régénération de l’arsenal nucléaire et le renforcement de la cohérence opérationnelle des forces conventionnelles. S’y trouvent également affirmées les priorités du renseignement et du cyber.
Dans la conjoncture actuelle de fortes tensions internationales et alors qu’un conflit ensanglante l’Europe, il convient d’être en mesure de faire face à une détérioration rapide de la situation. On ne peut pas trop tirer de plans sur la comète, il faut avant tout être prêt. La LPM 2024-2030 est donc une loi de transition ou de conversion. Il serait cependant utile de l’inscrire dans une planification à plus long terme partagée entre Européens intégrant aux choix actuels les effets de la transformation technologique à venir des modèles militaires.
Encore au stade exploratoire dans les centres de recherche européens, cette transformation est déjà prise en compte par les bureaux d’études américains et chinois.