Guerre en Ukraine : « Plus on surcharge les opérations militaires d’enjeux géopolitiques, moins on a de chance d’aboutir à une fin des hostilités »

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Plus on surcharge les opérations militaires d’enjeux géopolitiques, moins on a de chance d’aboutir à une fin des hostilités
Publié le 3 avril 2023 dans le journal Le Monde

A Avdiïvka, Bakhmout ou Vouhledar, bombardées sans relâche, les Russes tentent de fixer une ligne de front. Sur la carte, le chapelet de ces villes en ruine dessine aussi une frontière, celle des ambitions territoriales de la Russie revues à la baisse. Les opérations militaires ont repris. Les forces ukrainiennes, enfin lestées de quelques chars lourds, sont à l’amorce d’une contre-offensive. Il s’agit d’une nouvelle phase du conflit, pas encore d’un tournant. Certes, on ne peut exclure qu’un facteur politique extérieur ou une percée militaire vienne soudain infléchir le cours des opérations. A l’horizon de l’été, cependant, le plus probable est la poursuite linéaire de la guerre en Ukraine dans des combats d’attrition meurtriers.

Le conflit reste en effet stratégiquement « verrouillé » par la menace nucléaire et territorialement « confiné » à l’Ukraine. Américains et Européens campent sur un statut de « non belligérant ». Sauf quelques avions de combat Mig-29 polonais et slovaques, les alliés ne livrent à Kiev ni avions de combat ni missiles à long rayon d’action. Les frappes aléatoires comme celle de Przewodow en Pologne, celle contre la base d’Engels en Russie, ou la neutralisation par deux avions de combat russes Soukhoï d’un drone américain Reaper, au-dessus de la mer Noire, font d’ailleurs l’objet de mises au point entre Russes et Américains, afin d’abaisser les risques d’escalade.

Moscou concentre depuis l’automne ses efforts sur le Donbass et la partie sud de l’Ukraine. Son but, à l’évidence, est de rendre irréversible l’annexion politique des oblasts de Kherson, Zaporijia, Donetsk et de Louhansk, en unifiant ses zones de conquête à partir de la Crimée et à l’est du Dniepr.

Objectifs militaires réalistes

Dans les mois à venir, la guerre en Ukraine va donc se prolonger selon sa grammaire atypique : des combats de tranchées semblables à ceux de la première guerre mondiale, des bombardements de sites ou de villes, comme durant la seconde, l’emploi disparate d’armes contemporaines, tels missiles, drones, outils de guerre électronique…

Contrairement à ce qu’affirment de nombreux commentateurs, cette guerre n’inaugure pas une ère géostratégique nouvelle. Bien d’autres conflits lui avaient pavé la voie. Elle ne constitue pas, non plus, un parangon de la conduite des opérations militaires futures. Pour les grandes puissances du XXIe siècle, les conditions de la supériorité militaire ne se déterminent pas l’œil rivé sur les combats de chars et d’artillerie du Donbass, mais par rapport à la compétition stratégique et technologique entre Chinois et Américains. Pour les puissances européennes, l’important n’est pas d’extrapoler les enseignements d’un conflit inabouti, mais d’éviter qu’il ne s’achève sur une défaite politique et morale.

Or, force est de constater que l’écart entre les objectifs militaires atteignables et les buts politiques recherchés, qui était problématique pour les Russes en 2022 dans la phase d’invasion, le devient désormais pour les Ukrainiens et leurs alliés, dans la phase actuelle de contention de la poussée russe, et surtout dans celle à suivre de reconquête territoriale. Dans ces conditions, il est plus que jamais nécessaire pour les alliés de rester mobilisés sur la fourniture d’armes à l’Ukraine, sur des objectifs militaires réalistes et le dégagement progressif d’une sortie du conflit permettant le rétablissement le plus complet possible de l’Ukraine dans ses droits souverains.

Un moment de vérité se profile

Il ne s’agit ni de se venger du passé, ni de faire rendre gorge à la Russie, ni pour les démocraties de donner un avertissement à la Chine. Plus on surcharge les opérations militaires d’enjeux géopolitiques et idéologiques qui les dépassent, moins on a de chance d’aboutir à une fin des hostilités rendant manifeste l’échec de Moscou.

Pour les deux camps, les mois à venir sont cruciaux, s’agissant de l’efficacité militaire et des seuils à franchir pour l’obtenir.

Louis Gautier

Va-t-on dès lors pouvoir rester encore longtemps dans un conflit linéaire aussi réglé que le fut la première manche ? Un moment de vérité se profile. Le devoir des responsables et des états-majors est de préparer de nouvelles réponses empêchant les Russes d’imposer un règlement du conflit à leurs conditions.

Les principales options sont déjà sur la table : la livraison d’autres avions de combat pour sécuriser l’espace aérien ukrainien ; celle de missiles à plus long rayon d’action permettant de désorganiser, en frappant l’arrière, les chaînes d’approvisionnements russes ; la participation en plus grand nombre de « conseillers et coopérants » militaires non combattants aux missions de préparation et d’appui logistique de l’armée ukrainienne.

La partie est serrée

Le risque, au milieu de cette gamme d’options, est de basculer dans le statut de belligérant, avec toutes les conséquences que cela implique. La voie est donc étroite. Les alliés peuvent cependant poursuivre encore la densification de leur soutien militaire aux forces ukrainiennes, là où les Russes, mis en difficulté, n’auraient d’autres choix que ceux aboutissant à une plus grande internationalisation du conflit : l’ouverture fomentée d’un front de diversion forçant les Etats-Unis à un réengagement hors d’Europe, une extension du conflit à proximité du théâtre d’opérations, par exemple en Moldavie, une escalade dans l’emploi de moyens non conventionnels, tel un sabotage cyber massif contre les installations de pays européens ou, en violation d’un interdit maintenu depuis 1945, une frappe nucléaire tactique limitée – voire une explosion extra-atmosphérique créant un choc électromagnétique au-dessus de l’Ukraine. Ces scénarios restent soumis à bien des objections, en tout cas aujourd’hui. La Russie ne peut sans inconvénient, par des actions inconsidérées, être sourde aux appels à la prudence de l’Inde ou de la Chine, s’isoler davantage sur la scène internationale et encore moins se placer au ban des nations.

La partie est, pour tous, serrée. Avant d’atteindre un nouveau palier, il y a encore des marges d’action militaire possibles pour soutenir les Ukrainiens.

Louis Gautier

La partie est, pour tous, serrée. Avant d’atteindre un nouveau palier, il y a encore des marges d’action militaire possibles pour soutenir les Ukrainiens. Sinon la question se reposera très vite et avec plus d’insistance encore : rupture ou continuité ? C’est-à-dire dans un cas l’extension et le changement de nature de la guerre, et dans l’autre la résignation à la voir s’épuiser dans un conflit gelé.

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Par Louis Gautier

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