La mère de toutes les réformes, la guerre du Golfe et la politique de défense française

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Gautier, Louis. « La mère de toutes les réformes : la guerre du Golfe et la politique de défense française », Revue Défense Nationale, vol. 843, no. 8, 2021, pp. 61-71.

La guerre du Golfe a eu un impact majeur sur la défense française. En légère avance de phase sur la fin officielle de la guerre froide, ce conflit est emblématique d’une ère stratégique nouvelle. Il oblige à une révision en profondeur de la politique militaire de la France marquée par trente ans de continuité dans la mise en œuvre des principes arrêtés par le général de Gaulle au début des années 1960. Sous la Ve République, un deuxième cycle de réformes s’engage pour les armées françaises qui entraîne d’importantes révisions doctrinales, des changements majeurs d’organisation et une complète remise à plat de l’outil militaire.

Pour les États-Unis, comme l’a montré avec perspicacité à l’époque Alain Joxe (1), la guerre du Golfe a été un terrain d’expérimentation de leur nouvelle doctrine stratégique et un test de leurs capacités technologiques, ainsi que de leurs moyens militaires. Au sortir de la guerre froide, elle apporte la démonstration de leur absolue supériorité militaire. Pour la France, ce conflit provoque un bouleversement de sa politique de défense en remettant en question nombre des principes sur lesquels celle-ci était établie. L’expérimentation de nos capacités opérationnelles n’a toutefois pas été recherchée, mais subie. Le choc en retour n’en a été que plus violent. Non seulement, à l’occasion de ce conflit, les responsables politiques et militaires prennent conscience du basculement dans une « nouvelle réalité » de la guerre que ce conflit annonce, comme parangon des futures interventions militaires de l’Occident, mais ils mesurent aussi l’état d’impréparation des forces et la nécessité d’un rattrapage technologique des équipements conventionnels des armées françaises.

La défense française en état de choc

La guerre du Golfe prend la France par surprise. Le président de la République François Mitterrand décide de s’opposer, au nom du droit international, à l’annexion du Koweït par l’Irak et d’engager nos armées dans une coalition pour rétablir la souveraineté de ce pays à partir d’un jugement qui, pour intuitif qu’il ait été au départ, n’en est pas moins solidement fondé : le monde est en train de changer. La nouvelle donne stratégique devrait permettre de mieux équilibrer les rapports de force entre les États par la mise en œuvre des principes de la Charte des Nations unies, notamment en matière de sécurité collective. Pour être partie prenante de la définition d’un nouvel ordre international mieux régulé et de sa gouvernance future, la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, ne peut pas rester l’arme au pied. Elle participera donc à l’intervention militaire autorisée par l’ONU pour libérer le Koweït.

Cette décision entraîne pour la politique étrangère et la défense de la France des révisions parfois déchirantes et des changements soudains. L’acceptation de participer à une action militaire en coalition sous leadership américain en dehors de l’Europe et pour un autre motif que la légitime défense remet en question les principes d’indépendance nationale et d’autonomie militaire chers à notre pays. L’engagement contre l’Irak, allié traditionnel de la France, ébranle les attendus de sa politique arabe. L’impréparation à livrer bataille se mesure enfin dans les décisions précipitées prises au début du conflit de ne pas engager les appelés dans la guerre du Golfe ou encore dans la mise en œuvre de crash programs pour améliorer en toute hâte, par des adaptations de standards, certains équipements.

L’engagement contre l’Irak, allié traditionnel de la France, ébranle les attendus de sa politique arabe.

Louis Gautier

Ces orientations et ces choix, arrêtés dans l’urgence, ont des effets immédiats et différés importants sur la politique extérieure et militaire de la France. Ils précipitent la prise de conscience que certaines règles du jeu ont changée. Le nonengagement des appelés, au motif qu’un tel conflit ne peut être que l’affaire de professionnels, car ni le sort ni même les intérêts stratégiques de la France ne sont directement engagés, fragilise l’assise du régime de conscription et pousse au passage à une armée de métier. La mise à niveau, tant bien que mal, de certains équipements (tels nos avions non dotés de dispositif de reconnaissance ami/ennemi indispensable pour manœuvrer en coalition) fait apparaître comme indispensable la recherche d’une plus grande interopérabilité de nos moyens militaires avec ceux de nos alliés. Ce constat est à l’amorce des logiques d’interdépendance, puis d’intégration militaire dans l’Union européenne et dans l’Otan qui seront ensuite poursuivies par la France.

La guerre du Golfe ébranle ainsi les fondements de la défense française (2). Nos armées sortent du pré hexagonal et du carré africain où longtemps elles ont été cantonnées. C’est la première fois, en effet, depuis l’expédition malheureuse de Suez en 1956 que la France participe à un conflit de « grande intensité ». Cette intervention est la plus importante depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962. Elle le reste d’ailleurs encore à ce jour par le volume de forces déployées, 16 000 hommes environ dont plus de 12 000 pour la seule division Daguet. Elle est, par sa dimension et ses objectifs, sans commune mesure avec les « coups de poing » répétés de la politique militaire postcoloniale de la France en Afrique entre 1960 et 1990. Certes, ces actions, en mode mineur, telle l’opération Manta au Tchad en 1983, avaient contribué à maintenir durant la guerre froide une culture de l’intervention extérieure au sein des armées françaises. Certes, l’expérience opérationnelle ainsi acquise ne sera pas inutile lors des opérations Bouclier puis Tempête du Désert et sera mise à profit dans bien des engagements militaires ultérieurs. Néanmoins, la guerre du Golfe et ses effets portés, en faisant triompher le primat de la projection, modifient tous les repères et toutes les priorités militaires affirmés jusqu’ici dans la politique de défense de notre pays polarisée par la menace soviétique et les moyens de la dissuader ou de la contrer.

Néanmoins, la guerre du Golfe et ses effets portés, en faisant triompher le primat de la projection, modifient tous les repères et toutes les priorités militaires affirmés jusqu’ici dans la politique de défense de notre pays polarisée par la menace soviétique et les moyens de la dissuader ou de la contrer.

Louis Gautier

L’intervention contre l’Irak, dans le contexte géostratégique émergeant à la suite de la chute du mur de Berlin, établit tout d’abord une disjonction politiquement assumée chez les membres permanents du Conseil de sécurité qui l’ont autorisée (3), entre les stratégies nucléaires et les stratégies conventionnelles (ce que le président François Mitterrand prend grand soin d’expliciter dans son entretien télévisé du 7 février 1991) (4). Quels qu’en soient les aléas, les combats à venir dans ce type d’opération de maintien ou de rétablissement de la paix ne sauraient se dérouler en « ambiance nucléaire » ni même donner lieu à des « gesticulations nucléaires » d’intimidation. Il en découle, en particulier pour la France, une réappréciation théorique de la place assignée aux armes de dissuasion qui va de pair avec l’élargissement constaté des marges d’action conventionnelle.

La guerre du Golfe pousse de ce fait à des réorientations portant sur le concept d’emploi des forces, la dissuasion ou encore le service national que la fin de la guerre froide, quelques mois plus tard, avec l’explosion du pacte de Varsovie en juillet 1991 et la dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991, rendront inéluctables. Ces changements de doctrine et les grandes réformes induites s’effectueront dans la durée, principalement au cours de la décennie 1991-2001 où l’arsenal nucléaire sera redimensionné, la conscription suspendue et la normalisation de la place de la France dans l’Otan amorcée.

La guerre du Golfe signale donc le début d’un ample processus de transformation de la défense française qui s’accomplit dans la durée. De nombreuses leçons pratiques sont aussi immédiatement tirées. Les dispositifs aérien, maritime (avec l’opération Artimon) et terrestre (Daguet) ont servi de banc d’essai aux armées françaises, à leur organisation et à leurs équipements. Sont alors relevés le vieillissement de certains matériels, toute une série de carences dans notre panoplie conventionnelle, l’inadaptation au nouveau contexte de certains équipements majeurs programmés en cours de développement, et surtout des retards technologiques importants par rapport à la dernière génération d’armements en service dans les armées américaines. Avec cette expérience, sont aussi constatées des difficultés concernant la chaîne de commandement. La validation du concept d’AirLand Battle et plus généralement de la pertinence des actions Terre-Air-Mer conjuguées pousse à l’« interarmisation » non seulement du pilotage des forces en opération, mais aussi de leur formatage. À la suite de l’intervention dans le Golfe, le rôle central, et jusque-là négligé, du renseignement, en particulier spatial et électromagnétique, s’impose comme une évidence. L’acquisition, l’actualisation en temps réel et l’intégration de l’information sont des éléments clefs de la préparation et de la conduite des conflits modernes. Enfin, la guerre du Golfe met en évidence la nécessité d’adapter pour des opérations lointaines toutes les chaînes de soutien et d’approvisionnement logistiques.

Le conflit contre l’Irak agit sur les esprits comme un électrochoc. Il fragilise les trois piliers de fondation de la défense française : l’indépendance nationale, la dissuasion et la conscription, piliers tenus pour d’autant plus solides que l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 les avaient consolidés comme faisant désormais l’objet d’un large consensus politique. La guerre du Golfe rend indispensable une clarification rapide des choix militaires de la France pour les adapter aux réalités stratégiques et opérationnelles de l’ère nouvelle qu’inaugure, en 1991, la guerre du Golfe.

La guerre du Golfe rend indispensable une clarification rapide des choix militaires de la France pour les adapter aux réalités stratégiques et opérationnelles de l’ère nouvelle qu’inaugure, en 1991, la guerre du Golfe.

Louis Gautier

Dès l’arrêt des hostilités, sous l’impulsion de Pierre Joxe, ministre de la Défense, une réflexion est menée sur les enseignements à tirer de la guerre du Golfe. Le conflit à peine achevé, le président Mitterrand, propose, lors d’un discours télévisé, le 3 mars 1991, de lancer une vaste réflexion sur l’organisation de la défense. Les réactions politiques sont d’ailleurs unanimes à cet instant pour réclamer un grand débat national sur la défense. Ce débat est engagé au Parlement, le 19 mars 1991, à l’occasion d’une session extraordinaire de deux semaines. Lors de son intervention au Forum de la 103e promotion de l’École supérieure de guerre, en avril 1991, François Mitterrand confirme son intention d’aller au-delà des constats et de réformer notre défense : « C’est pourquoi, comme je l’ai souhaité, un large débat sur la défense de la France doit avoir lieu en mai au Parlement, cela devra aider à définir l’évolution de nos forces armées à l’horizon du siècle prochain pour les adapter aux changements qui affectent la sécurité et à la modification de l’ordre international qui se dessine dans le monde (5). » Au sein du ministère de la Défense (6), des réflexions approfondies sont simultanément menées dans les états majors, à la Délégation générale pour l’armement (DGA), à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Après un travail de synthèse, le résultat de ces audits est présenté dans un important rapport du Contrôle général des armées remis en juillet 1991 au ministre de la Défense (7). Toutes les conclusions vont dans le même sens : la nécessité d’une transformation en profondeur des modèles d’armées, de leur organisation et de leurs contrats opérationnels.

l’heure de la réforme a sonné

L’heure de la réforme a sonné. Les constats sont lucidement posés, ce qui ne signifie pas que les réformes sont aisées. Autant les leçons de la guerre du Golfe sont rapidement dégagées, autant leur mise en œuvre sera progressive. Celle-ci est d’abord tributaire d’un contexte stratégique en cours de transformation, mais qui a encore besoin d’être stabilisé. D’où une vigilance à ne pas casser l’outil militaire pour le réformer. Celui-ci doit être adapté, mais continuer à être opérationnel. Peu après le Golfe, en 1992, la France engage d’ailleurs des troupes en Somalie et en Bosnie. Les réformes sont ensuite caractérisées par la volonté de la gauche et de la droite d’éviter qu’elles ne deviennent le sujet de querelles politiques mettant en péril le consensus national sur la défense qui est tenu pour un acquis positif de la Ve République. Un cycle de réformes s’engage au cours du second mandat de François Mitterrand et du premier mandat de Jacques Chirac à la fois complexifié et favorisé par la situation politique insolite que représente, sous les gouvernements d’Édouard Balladur (1993-1995) et de Lionel Jospin (1997-2001), la « cohabitation » à la tête de l’exécutif de dirigeants socialistes et gaullistes. Enfin, la réforme est conduite au long cours en raison des contraintes économiques, budgétaires et industrielles qui pèsent sur la programmation des équipements militaires. La contraction des crédits de défense dans le cadre de la réduction des déficits publics préalable au passage à l’euro, le 1er janvier 1999, freine en particulier la modernisation des parcs conventionnels.

Si la guerre du Golfe est l’événement qui fit prendre conscience de la nécessité d’une réforme de la défense française, elle n’est que le point de départ d’un processus complexe dont les tenants et les aboutissants sont par ailleurs multifactoriels. Au-delà des évolutions géopolitiques, militaires et technologiques simplement signalées ou extériorisées par ce conflit, revenons sur ses effets les plus directs sur la défense française.

La priorité donnée à l’action militaire extérieure

Bien qu’ayant joué un rôle politique et militaire de premier plan lors de la guerre du Golfe, la France ne s’en sort pas avec un bilan très positif. Le conflit s’achève pour elle sur des déconvenues diplomatiques et un diagnostic sévère quant aux performances de son outil militaire. La présence de la France au sein de la coalition était avant tout justifiée par des impératifs de politique étrangère et la préservation de son statut international de grande puissance. Pourtant, l’engagement dans le Golfe produit peu de bénéfices diplomatiques immédiats pour notre pays et les retombées économiques, dont la vente de char Leclerc aux Émirats arabes unis, sont médiocres (à la différence des Américains et des Britanniques qui en tireront de nombreux avantages commerciaux avec les pays de la péninsule Arabique).

Néanmoins, un tournant est pris et bien pris qui associe durant trois décennies politique étrangère, politique de défense et politique d’action militaire extérieure de la France. Qu’il s’agisse d’engagements au service de la paix ou de lutte contre le terrorisme, la France au nom de ses responsabilités internationales participe en effet, entre 1991 et 2021, à plus d’une centaine d’opérations menées principalement en coalition. Plus généralement, le conflit du Golfe a été un « désinhibiteur » de l’action internationale du ministère de la Défense, comme le prouve l’extension recherchée dès 1991 de son rôle dans les instances multilatérales en charge du maintien de la paix à l’ONU ou le développement d’accords de coopération militaire en direction des pays du Golfe..

La nécessité de l’interopérabilité et l’acceptation de l’interdépendance

La guerre du Golfe apporte la démonstration qu’à la fin du XXe siècle le règlement d’une crise internationale d’une certaine ampleur n’est à la mesure d’aucune puissance européenne isolée (pas plus la France d’ailleurs que le Royaume-Uni). La France comprend alors qu’elle va devoir clarifier sa position à l’égard des alliances dont elle est membre, l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et l’Otan, et préciser sa position de principe quant à l’emploi de ses forces en coalition. La participation de la France à l’opération Tempête du Désert et son soutien à l’expérimentation du rôle de l’UEO durant le conflit contre l’Irak ont notamment ouvert la voie à certaines évolutions de la défense européenne que la France préconise et qui se trouveront consacrées dans le traité de Maastricht (1992). Pour des raisons opérationnelles, le conflit du Golfe débouche sur une attitude moins figée, plus pragmatique de la France qui admet faire sienne dorénavant la priorité de la coopération et de l’interdépendance avec ses partenaires européens et ses alliés de l’Otan.

La guerre du Golfe apporte la démonstration qu’à la fin du XXe siècle le règlement d’une crise internationale d’une certaine ampleur n’est à la mesure d’aucune puissance européenne isolée (pas plus la France d’ailleurs que le Royaume-Uni).

Louis Gautier

La révision des concepts d’emploi

Au temps de la guerre froide, la doctrine d’emploi des armées françaises envisageait le recours aux armes soit lors de combats intenses contre le pacte de Varsovie, soit dans des opérations légères en Afrique. Pour cette raison et en cohérence avec la doctrine de dissuasion, le gros des forces était dimensionné pour livrer des combats intenses, mais limités dans le temps. Certaines capacités étaient programmées pour être en mesure de tenir quelques semaines dans des affrontements conventionnels aux côtés de nos alliés avant la mise en œuvre de l’avertissement nucléaire et l’entrée en jeu des armes de dissuasion.

Le parc d’équipements et les stocks de matériels des armées étaient dimensionnés pour répondre aux besoins d’un corps de manœuvre bien équipé participant à la bataille de l’avant en centre Europe et d’une armée de masse protégeant l’arrière, ce qui favorisait un certain éparpillement des équipements entre les diverses catégories d’unités et l’hétérogénéité des panoplies d’armement en dotation dans les forces. Les opérations en Afrique où, depuis la fin de la décolonisation, la France engageait régulièrement des effectifs peu volumineux (quelques centaines d’hommes, légèrement armés et le plus souvent prépositionnés sur des bases permanentes) étaient sans incidence forte sur la programmation des équipements militaires, en particulier les capacités d’allonge et de projection.

La guerre du Golfe a pour conséquence une révision de la doctrine d’emploi des forces et de leurs contrats opérationnels. Il s’agit pour la France d’être désormais en mesure de déployer rapidement dans des interventions lointaines plusieurs milliers d’hommes y compris dans la phase d’« entrée en premier » des conflits. Cette conclusion est exprimée dès les débats parlementaires de 1991 et traduite dans les faits avant même d’être consacrée dans le Livre blanc sur la défense de 1994.

L’impératif de l’interarmisation

Le conflit contre l’Irak met en évidence des défauts d’organisation du commandement et d’intégration des fonctions support. En matière de préparation et de conduite des opérations, la répartition des responsabilités entre le chef d’état-major des armées (Cema), les chefs d’état-major d’armée et les responsables militaires sur place paraît avoir manqué de cohérence. Lors du déploiement du dispositif français dans les opérations Bouclier du Désert puis Tempête du Désert, il fut en effet très difficile de regrouper sous une autorité commune des éléments issus d’armées dont les procédures, l’organisation et les modes d’action n’avaient pas été harmonisés au préalable ni conçus pour une manœuvre conjuguée. Chaque armée avait l’habitude de travailler de façon certes complémentaire, mais en restant concentrée sur des modes d’action déclinés en séquence et faiblement combinés. Ainsi, le scénario central de la guerre froide pour l’Armée de terre était celui d’un engagement accordant un rôle principal à l’action groupée de chars lourds et d’hélicoptères de combat. Outre leurs missions nucléaires respectives, par essence solitaire, la Marine et l’Armée de l’air disposaient d’une feuille de route propre qui, d’une part, se démarquait des objectifs de planification de l’Alliance atlantique et qui, d’autre part, assurait des missions de souveraineté dont la sécurité de nos approvisionnements, la protection de nos approches maritimes et la défense de notre espace aérien.

Les précédents que constituaient certaines actions militaires extérieures menées par la France à la fin de la guerre froide avaient, en outre, contribué à renforcer le rôle des états-majors d’armée dans la planification au détriment des responsabilités opérationnelles du Cema. On peut citer, comme exemples à l’appui de cette observation, le déploiement des porte-avions lors des missions Saphir dans le golfe d’Aden (crise de Djibouti 1975-1976) ou Olifant en Méditerranée orientale (crise du Liban 1982) ou la réalisation de certains raids aériens comme celui contre la base libyenne de Ouadi Doum (1986). Les défauts de coordination entre les états-majors observés durant les opérations dans le Golfe – pour ne pas évoquer la mésentente et les « tirages » constants entre le chef d’état-major de l’Armée de l’air (Cemaa) le général Jean Fleury et le général Maurice Schmidt (Cema) au sujet des conditions d’emploi du détachement aérien français – vont pousser à renforcer, immédiatement, les structures de préparation de la décision et de conduite des opérations à l’échelon central. L’objectif est aussi de faire prévaloir de façon incontestable sur le plan opérationnel le rôle du chef d’état-major des armées (la consolidation des responsabilités du Cema dans la programmation des équipements militaires et en matière budgétaire interviendra dix ans plus tard).

Au nom de l’efficacité opérationnelle, l’interarmisation du commandement, mais aussi du renseignement et de la logistique s’impose comme une priorité. Des décisions concernant le renforcement des instruments d’éclairage et de gestion des crises au sein du ministère de la Défense sont prises sans tarder. Elles aboutissent à un schéma d’organisation encore en vigueur aujourd’hui marqué par :

  • La création en 1992 (décret n° 92-524 du 16 juin 1992) de la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) devenue, en 2015, concomitamment à une extension de son périmètre de compétences, la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).
  • La constitution en 1992 (décret n° 92-523 du 16 juin 1992) de la Direction du renseignement militaire (DRM) centralisant le traitement du renseignement stratégique et opérationnel auparavant éclaté entre les services de renseignement des trois armées.
  • La mise en place, sur une base permanente après l’opération Daguet, d’un Centre opérationnel interarmées (COIA) qui devient ensuite le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).
  • Le renforcement des moyens de l’état-major des armées et l’établissement en 1993 de l’état-major interarmées de force et d’entraînement (EMIA-FE).
  • La formation en 1992 (arrêté du 24 juin 1992 du ministre de la Défense) d’un commandement unique des opérations spéciales (COS) regroupant sous son autorité les forces spéciales des différentes armées.
  • Le lancement d’un vaste mouvement d’interarmisation des différents services (santé, essence, commissariat, archives…).

La professionalisation des effectifs

Le non-emploi des appelés dans le conflit du Golfe, de surcroît arbitré tardivement donc sans préparation, eut un effet très perturbateur dans le montage de notre dispositif. Il fallut débarquer en hâte des conscrits affectés à bord des bâtiments de la Marine participant à l’opération Artimon. Pour mettre sur pied la division Daguet, il fut nécessaire de prélever des effectifs dans pas moins de 192 unités de l’Armée de terre sur les 195 unités qu’elle comportait à l’époque. Même si 75 % des forces projetées en Irak provenaient de la Force d’action rapide (FAR), l’assemblage d’un détachement de 12 000 hommes fut laborieux. Plusieurs conclusions s’imposent. Si notre pays veut être en mesure d’effectuer des projections rapides sans avoir à composer à chaque fois une force ad hoc, il faut revoir le format de l’Armée de terre. Celui-ci comporte un trop grand nombre de régiments souvent mal équipés, professionnaliser intégralement certaines unités de combat en modernisant les armements en dotation, mais aussi des éléments de soutien. La rétractation du format des trois armées, décidée en 1991, est une condition de leur professionnalisation partielle et de la modernisation de leurs équipements conventionnels. Cependant, la décision de ne pas engager les appelés dans la guerre du Golfe prise au début du conflit fragilise durablement le régime de conscription. Un modèle d’armée mixte avec des unités complètement professionnalisées et projetables rapidement est mis sur pied entre 1991 et 1997 avant de céder la place à une armée entièrement de métier.

La décision de ne pas engager les appelés dans la guerre du Golfe prise au début du conflit fragilise durablement le régime de conscription.

Louis Gautier

La mise à niveau des équipements conventionnels

Dès la phase de déploiement de notre détachement aérien et terrestre en Arabie saoudite, au contact des forces américaines et britanniques ou en réponse aux exigences du commandement de la force multinationale placée sous les ordres du général Herbert Norman Schwarzkopf, il fallut se rendre à l’évidence : certains matériels n’étaient pas en condition optimale d’emploi opérationnel et certains équipements manquaient, d’où la nécessité de réaliser en urgence des programmes d’adaptation ou crash programs. L’acquisition ou le reconditionnement à la hâte des matériels mit en lumière les effets pervers d’une programmation des équipements militaires traduisant la préférence systématiquement donnée, encore dans les dernières années de la guerre froide, à la corpulence des forces et à la taille des parcs au détriment de la cohérence opérationnelle et de la disponibilité des matériels.

Les panoplies en dotation dans les armées françaises au moment de la guerre du Golfe se caractérisent par une absence de rationalisation qui conduit à la superposition de multiples générations d’équipements disparates. Il y a bien sûr des raisons à cette situation : la nécessité d’armer une troupe nombreuse issue de la conscription, l’autoproduction de nos armements qui génère de fortes contraintes pour le développement et la fabrication des équipements militaires, la volonté des états-majors et de l’industrie française d’armement de rester dans la course technologique, ce qui pousse à privilégier le financement des développements au détriment des fabrications et la mise au point des performances des derniers standards plutôt que l’homogénéité des parcs en ligne. Les générations de programme en service dans les forces se succèdent et se superposent avec des volumes d’acquisition et des effets de série réduits. Pour des motifs d’économies, et en raison de la réduction des tensions en Europe consécutive à la détente, les matériels sont en outre souvent livrés sans toutes leurs options. Mais certaines options jugées inutiles pour l’entraînement se révèlent indispensables en opération.

Avec la guerre du Golfe, on s’aperçoit que la France possède une armée d’échantillons qui a multiplié en son sein les standards d’équipement. Cela est particulièrement vrai dans l’Armée de l’air qui détient des avions de chasse de plusieurs générations sans que les plus récents ne soient cependant complètement équipés pour le combat tactique. Ainsi, aucun de nos avions n’est alors doté de systèmes d’identification ami/ennemi de nouvelle génération, de postes à évasion de fréquences et de capacités de vision nocturne. Comment de tels arbitrages avaientils pu être rendus ? En fait, ils ne manquaient pas de logique. Le contexte était autre. Dans la perspective d’un conflit en Centre-Europe du temps de la guerre froide, on savait que la montée vers la guerre prendrait du temps et permettrait de lancer des fabrications, et de faire des adaptations sur les matériels. C’est pourquoi, lorsque des économies étaient nécessaires, elles avaient tendance à porter sur certains équipements opérationnels, certains moyens logistiques, les flux de munitions ou de petits matériels.

Avec la guerre du Golfe, on s’aperçoit que la France possède une armée d’échantillons qui a multiplié en son sein les standards d’équipement.

Louis Gautier

La guerre du Golfe va replacer la priorité opérationnelle au cœur des processus d’acquisition des équipements militaires. Elle va également pousser à des rattrapages technologiques importants. Une priorité nouvelle est donnée aux programmes spatiaux, notamment avec le développement du satellite d’observation Hélios, avec la mise à l’étude par Matra et l’Aérospatiale de programmes de missiles de précision, et plus généralement avec l’acquisition d’équipements dans le domaine des systèmes de commandement et de communication. Des équipements neufs sont aussi commandés pour assurer la modernisation de la flotte d’avions de combat avec la transformation du Mirage 2000 au standard 2000-5 et des F1CT, puis l’achat de 2000-5. Cette décision prise rapidement permettra à la France de faire bonne figure dans les engagements aériens ultérieurs, notamment lors de la campagne aérienne du Kosovo en 1999.

Conclusion

À l’issue de la guerre du Golfe, de nouvelles logiques, de nouvelles priorités jamais démenties par la suite inspirent une réforme de grande ampleur de notre outil de défense. Dégagés au lendemain de ce conflit, les objectifs de professionnalisation de nos armées, de modernisation et de maintien en conditions opérationnelles d’équipements prêts à l’emploi, mais aussi d’interarmisation et d’interopérabilité de nos moyens avec ceux de nos alliés, seront systématiquement poursuivis. Les leçons de la guerre du Golfe ont perduré et généré le deuxième cycle de réformes de la défense française sous la Ve République. Aujourd’hui, à la fois parce que ces leçons ont délivré pratiquement tous leurs effets et parce que le contexte géostratégique et technologique est en pleine transformation, le cycle de réformes engendré par la guerre du Golfe est en train de se fermer sur lui-même. Un autre s’amorce en attente de grands arbitrages. En effet, la priorité donnée après la guerre du Golfe aux interventions extérieures est remise en cause par les échecs occidentaux en Irak, en Afghanistan et par le repli annoncé de la France au Mali, mais surtout par un changement de contexte stratégique. Les Occidentaux n’ont plus la prétention d’être les gendarmes du monde. Ils sont, de plus, préoccupés par les risques (terrorisme, réchauffement climatique, pandémie) qui fragilisent leurs sociétés en attente de plus de sécurité et de protection. Nous sommes en outre à l’amorce d’une révolution technologique induite par l’intelligence artificielle (IA) qui va modifier profondément la définition des futurs programmes d’armement. Enfin, la guerre investit de nouvelles dimensions comme les espaces extra-atmosphérique et cyber, et son spectre menace plus directement le Vieux Continent et s’étend à d’autres régions comme la zone indo-pacifique, qui sont bien lointaines pour notre pays dont les capacités d’allonge ont été revues après la guerre du Golfe pour permettre d’effectuer des engagements militaires du golfe Persique au golfe de Guinée. Fixer les objectifs d’un futur Livre blanc sur la défense et la sécurité et les moyens de la nouvelle loi de programmation militaire relève de la quadrature du cercle. Sauf à se laisser déclasser militairement et stratégiquement, il va falloir, comme en 1991, faire des choix radicaux – pas simplement des ajustements.


(1) Alain Joxe : « Le débat stratégique américain et la guerre du Golfe », rapport GRISP/DEG, 1992
(2) Lucien Poirier : La Crise des fondements ; Paris, Économica, 1994.
(3) Résolution 678 du Conseil de sécurité de l’ONU du 29 novembre 1990.
(4) Interview de François Mitterrand, président de la République (Antenne 2, FR3, TF1, La Cinq) sur le risque nucléaire, 7 février 1991 : « Moi je l’écarte. Ni arme chimique, ni arme bactériologique, ni arme nucléaire (…) Nous ne sommes pas engagés dans une guerre pour la défense du droit, du droit des gens, pour dévier ensuite de la sorte (…) engager des armes du type que vous me dites, ce serait un recul vers la barbarie auquel je me refuse (…) », INA/Élysée.fr.
(5) François Mitterrand : « Discours du président de la République au Forum de la 103e promotion de l’École supérieure de guerre, 10 et 11 avril 1991 », Acte du Forum de la 103e promotion de l’École supérieure de guerre ; Paris, 1991, Tome II, p. 353.
(6) L’appellation « ministère de la Défense » est en usage jusqu’en 2017, date à laquelle elle est remplacée par « ministère des Armées ».
(7) Dès le mois de mars 1991, les états-majors, la Délégation générale pour l’armement (DGA) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) adressent au ministre de la Défense des notes à la fois extrêmement précises sur la description et l’analyse du déroulement des opérations dans le Golfe et fortement conclusives quant aux adaptations souhaitables de notre dispositif. Au mois d’août, le Contrôle général rédige onze rapports particuliers, dix notes d’étapes et un rapport de synthèse établissant un bilan de l’opération Daguet qui fait l’objet d’une exploitation systématique au sein des armées et entraîne la mise en œuvre de nombreuses réformes. Seul le rapport de synthèse a été publié en 2011.

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