La solitude stratégique des Européens

L

Séance ordinaire à l’Académie des sciences morales et politiques, 18 février 2019.

La nécessité pour les États européens d’affronter unis leur destin commun est pressante et il est urgent que l’Union qu’ils forment puisse intervenir dans le monde comme un acteur stratégique à part entière.

Divisés, les Européens sont, à coup sûr, les grands perdants du XXIe siècle ! Ensemble, ils peuvent plus sereinement relever les défis de leur défense et de leur sécurité, plus fermement tenir dans l’adversité, plus efficacement parer les dangers et les actes hostiles qui menacent leur société, dans ses dimensions physiques mais aussi désormais immatérielles. Ensemble, vis-à-vis des États-continents ou des entreprises mondiales, ils sont en mesure de rééquilibrer des rapports de force aujourd’hui défavorables. Ensemble, ils sont politiquement, économiquement et militairement à l’échelle.

Parmi les sept nations les plus riches, il y avait en 1988 quatre pays européens, ils étaient encore trois en 2018 ; il n’y en aura sans doute plus un seul dans vingt ans. Pourtant, aujourd’hui, et demain probablement encore, le PIB de l’Union européenne fait jeu égal avec celui de la Chine et des États-Unis.

Le montant global des budgets militaires européens est de l’ordre de 240 milliards d’euros. Il est donc supérieur à celui de la Chine. En revanche, pris isolément, les crédits de défense de la France ou de l’Allemagne n’en constituent que le cinquième. Faute de rationalisation de leurs arsenaux militaires, les armées européennes disposent de 180 systèmes de combat hétéroclites contre 30 plus performants aux États-Unis. Elles alignent 17 modèles de chars contre un seul outre-Atlantique et comptent dans leurs flottes 6 programmes de frégate en cours de réalisation ou en service à la mer. Le nombre de soldats sous les drapeaux est d’environ 1,5 million, mais à ce jour l’Union européenne n’a jamais été en mesure de déployer dans une intervention plus de 5000 hommes. Collectivement, les Européens dépensent finalement beaucoup et mal (voir le graphique). On se préoccupe d’éventuelles duplications inutiles entre l’UE et l’OTAN, jamais de la gabegie que constituent les innombrables doublons au sein des armées européennes. Surtout, on ne parvient pas à mobiliser collectivement les moyens financiers qui permettraient de combler certains manques qui nuisent gravement à l’efficacité opérationnelle des forces de l’Union (satellites, drones, avions ravitailleurs…).

C’est pourquoi la relance de la politique européenne de défense et de sécurité est impérative. Les initiatives récemment prises, telles la création d’un Fonds européen de défense (FEDef), la mise en œuvre de la coopération permanente structurée (CSP) ou de l’initiative européenne d’intervention (IEI), ou encore le lancement du programme Système de combat aérien futur (SCAF) sont, à cet égard, bienvenues. Entre 2016 et 2018, une dynamique très positive de convergence et d’intégration européenne a été engagée en particulier dans le domaine capacitaire et industriel. Comment éviter que cet élan ne retombe comme cela fut maintes fois le cas dans le passé ?

En effet, la politique de sécurité et de défense européenne a déjà connu des poussées d’ampleur comparable :

  • À la suite de la déclaration franco-allemande de La Rochelle et du traité de Maastricht en 1992. La notion de politique de défense commune pouvant déboucher sur une défense commune est alors juridiquement agréée ; l’Union de l’Europe occidentale (UEO) est considérée comme le bras armé de l’Union ; les Euroforces sont créées.
  • Après la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998 et l’adoption consécutive de la déclaration de Cologne en 1999 puis en 2001 du traité de Nice. De nouvelles institutions sont créées qui permettent, sur une base intergouvernementale, de gérer, en principe, des opérations militaires. L’Agence européenne de défense (AED) est instituée.
  • Avec le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009. La consolidation institutionnelle recherchée pour la PSDC conduit, entre autres dispositions, à la suppression de l’UEO et à l’incorporation, sous l’article 42-7 du traité de l’Union européenne, de la clause de défense mutuelle qui figurait dans son traité[1]

Or, à chaque fois, en dépit d’une multiplication des propositions et de l’inflation des déclarations, la dynamique s’est brisée. Les ambitions ont été revues à la baisse, les initiatives institutionnelles, obéissant à des logiques hétérogènes, se sont enrayées, les projets militaire, capacitaire et industriel se multipliaient dans tous les sens pour finalement aboutir à un trop plein et à un trop peu.

On peut penser que les circonstances à elles seules suffiront, car l’heure est grave en effet. On peut aussi compter sur un facteur nouveau qui change la donne, il est vrai : l’argent ! En prévoyant de doter, entre 2021 et 2027, le Fonds européen de défense (FEDef) de 13 milliards d’euros de crédits communautaires (dont 8,9 pour le développement des équipements militaires et 4,1 pour la recherche de défense) et en envisageant de mobiliser, sur la même période, plus de 35 milliards d’euros pour des projets intéressant la défense, l’espace et le cyber, l’Union européenne franchit évidemment un cap. Mais ce qui est indispensable pour assurer enfin le décollage de la PSDC n’est ni suffisant en lui-même, ni surtout définitivement acquis.

La réussite de la défense européenne suppose de briser un cercle d’inhibitions. Un cercle qui enferme les Européens dans une trop grande solitude face à l’adversité, qui les rend otages de leurs querelles politiques et victimes des illusions derrière lesquelles ils sont retranchées.

L’impression de désarroi et de solitude ressentie par les Européens aujourd’hui est, en effet, au moins autant le résultat d’une situation sécuritaire de plus en plus subie que la conséquence d’un retrait stratégique assumé après la guerre froide. C’est par cet aspect du raisonnement que je vais commencer.

I. De la cage de fer à la prison dorée

À la fin de la guerre froide, les Européens ont eu le choix. Ils n’étaient plus prisonniers de l’équilibre de la terreur, les pays à l’est de l’Europe étaient libérés du joug soviétique, les États membres de l’Union européenne redevenaient maîtres de leur destin. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, Mitterrand et quelques autres dirigeants européens poussaient en ce sens. Ils plaidèrent pour une complète remise à plat du système de sécurité collective sur le Vieux Continent. Parallèlement au démantèlement du Pacte de Varsovie, ils envisageaient une profonde refonte de l’OTAN et l’émancipation militaire des États membres de l’Union européenne et de l’Europe occidentale (UEO).

L’assurance américaine envers et contre tout

La négociation du traité de Maastricht a été un pas décisif dans cette direction… suivi d’un autre au moins aussi déterminant en faveur de la préservation du rôle de l’OTAN. Ce compromis boiteux, qui était la condition sine qua non mise par presque tous les partenaires de la France pour consentir à une politique étrangère et de sécurité commune (PESC) comportant un volet militaire, est aussi celui qui, depuis 1992, en étrangle le possible développement.

Au nom de la règle des 3 D (non-découplage, non-discrimination, non-duplication), lapidairement rappelée en 1999 (c’est-à-dire peu après les accords de Saint-Malo) aux Européens par Madeleine Albright, secrétaire d’État du président Clinton, il n’était pas question de laisser la défense européenne s’autonomiser. C’est pourquoi, au commencement de cette politique, les missions de la PSDC furent limitées, en principe, aux seules opérations extérieures[2], et en pratique à celles du bas du spectre. Il faut attendre l’élaboration d’un Concept stratégique par le Haut Représentant en charge de la politique étrangère et de défense de l’Union, M. Javier Solana (2003)[3], et surtout, à l’initiative de Mme Federica Mogherini qui lui succède, la publication d’une Stratégie globale (2016)[4] pour que la mission de protection de l’Union européenne trouve place à côté des missions humanitaires ou de maintien de la paix. Encore faut-il faire observer que ces documents, rédigés après les attentats de 2001 et de 2015, visent surtout à renforcer la coordination européenne dans la lutte contre le terrorisme mais donnent, pour le reste, à la notion de protection une consistance vague.

Il ne faut donc pas chercher très loin les raisons qui expliquent que la dimension militaire de la PSDC ne se soit concrètement jamais développée. Sa mise en œuvre a été systématiquement contrecarrée, depuis vingt-cinq ans, par des Européens trop craintifs pour ne rien entreprendre qui puisse irriter politiquement les États-Unis et surtout affaiblir la garantie militaire qu’ils apportent dans l’OTAN. L’armée européenne autonome de 60 000 hommes prévue au traité de Saint-Malo est restée une armée de papier. Jamais l’UE n’a été autorisée à se doter d’un État-major opératif permettant de planifier et de conduire une intervention militaire d’envergure[5]. En dépit de leur nombre, 34 au total (voir la carte), rares ont été les opérations de l’UE véritablement utiles (on peut toutefois citer les succès d’Atalante contre la piraterie dans le golfe d’Aden ou d’Artémis en Ituri) ; aucune ne peut se prévaloir de constituer un précédent militaire significatif.

On ne saurait lâcher la proie pour l’ombre. Les Européens l’ont vite compris quand il s’est agi de régler les conflits de Bosnie (1995) et du Kosovo (1999). L’intervention de l’OTAN était la seule appropriée.

Les traités par ailleurs sont clairs, ceux de l’Alliance, comme ceux de l’Union : face à une agression armée, la défense collective des Européens membres de ces organisations s’effectue dans et par l’OTAN. Mais alors que la solidarité américaine est questionnée (notamment après les déclarations du président américain Donald Trump sur l’automaticité de l’article 5 du traité de l’Alliance à l’occasion du sommet de l’OTAN de mai 2017), peut-on laisser la défense européenne aussi faible et peu organisée ? Ce ne serait pas raisonnable, d’autant que l’environnement de l’UE est de plus en plus instable et que nous risquons d’être confrontés bientôt à des crises qui, sans pour autant constituer des agressions, impliquent l’engagement de moyens militaires pour éviter que, par contrecoup, elles nuisent à notre sécurité. Les récentes évolutions du conflit syrien montrent que les priorités et les agendas diplomatiques et militaires, à Paris, Londres, Bruxelles et Washington peuvent significativement diverger. En outre, on ne peut exclure, vu l’évolution de la politique extérieure de ce pays, qu’un véto de la Turquie n’empêche un jour l’implication de moyens de l’OTAN en Méditerranée orientale, dans les Balkans ou au Levant.

Alors que la supériorité militaire occidentale n’est plus incontestable et que la solidarité transatlantique, face à certains risques, tend à se relativiser, les Européens se trouvent confrontés, dans un contexte plus défavorable, à la question qu’ils n’ont pas voulu trancher au sortir de la guerre froide. Celle de leur autonomie stratégique et de leur rapport à la puissance.

Les Européens sont, en effet, passés de la cage de fer de la guerre froide à une cage dorée post-guerre froide dont les barreaux avaient pour métal des illusions : leur société était un modèle d’achèvement de l’idéal démocratique et du contrat social. Leur Union balisait la voie à d’autres intégrations régionales à venir. Fondées sur le négoce et la négociation, la recherche permanente du consensus et du compromis, leurs relations internes et externes avec le reste du monde les mettaient à l’abri des coups durs. Tel le sage hégélien, les Européens n’avaient plus qu’à attendre que le reste de l’humanité, encore attardé dans l’histoire, les rejoigne. Les dix dernières années les ont décollés de cette fable. Les crises et les conflits récents parlent d’eux-mêmes. Les pays européens sont très conscients et inquiets de la dégradation de la situation internationale et de la détérioration de leur position. Pour autant, ils ne sont toujours pas prêts à revoir le casus foederis européen dont le fondement depuis l’origine est la renonciation à la puissance.

L’impuissance tranquille

L’Europe, en effet, s’est construite dans la seconde partie du XXsiècle sur le dépassement de la guerre, dans la conjuration de la puissance et la repentance de nations belliqueuses.

Si, à la naissance des Communautés européennes, l’idée d’instaurer un commandement militaire européen fut un temps poursuivie, l’échec de la CED en 1954 est venu par la suite décourager toute autre velléité de cette nature. L’Union européenne s’est ainsi construite en ayant tous les attributs d’une puissance en devenir mais en étant privée de la principale compétence nécessaire à son instanciation. Conçu pour fabriquer de la paix, en absorbant les États et en neutralisant leurs passions, le projet de l’UE est fondé sur le renoncement à la puissance militaire. Tel le flamine de Jupiter qui, survivance symbolique sous la République des anciens rois romains, portait la toge prétexte et un bonnet de peau en guise de couronne mais à qui il était interdit de tenir l’épée ou de monter à cheval, l’Union est cantonnée à n’être qu’une puissance civile et à faire de la figuration dans le domaine militaire.

Personne ne conteste son rôle diplomatique, politique et économique dans la prévention des crises ou la gestion post-conflit. En revanche, pour aller au-delà à 27, l’accord reste problématique. D’autant qu’à la suite des engagements militaires en Afghanistan, en Irak et en Lybie, la plupart des pays européens, Royaume-Uni compris, sont plongés dans une forme chronique de déprime opérationnelle. Pourquoi dès lors chercher à réaliser dans l’UE plutôt que dans l’OTAN ou des coalitions de circonstance, des engagements militaires auxquels, en toute hypothèse, on rechigne ?

Le rejet de la confrontation, de la coercition et surtout de l’usage de la force est inscrit dans l’ADN de l’Union européenne. Il faudrait une sorte de manipulation génétique, une refondation du projet, comme y invite le discours du Président de la République à la Sorbonne l’an dernier[6] pour changer de modèle. Or, ce changement n’est concevable qu’au prix de transformations profondes et de délégations de compétences difficiles à entreprendre dans une Union en crise.

Le modèle européen en crise

Les pères fondateurs de l’Union européenne croyaient que la construction européenne n’était viable que par la dénationalisation et la dépolitisation du projet. Ce qui était une condition sans doute nécessaire au départ est devenu un postulat très contestable au fur et à mesure de la communautarisation de certaines politiques nationales et des transferts partiels de souveraineté qu’elle impliquait. C’est en particulier une évidence en matière monétaire ou pour la gestion de la frontière extérieure de l’Union.

Le déficit d’intégration politique et de contrôle démocratique des politiques de l’Union ont produit, par réaction, la situation que nous connaissons. Le paradoxe, c’est que nous assistons depuis 2005 à une régression de la construction européenne, faute d’intégration harmonieuse, alors que seul un surcroît d’intégration permettrait d’offrir aux citoyens européens les protections qu’ils réclament. De crise en crise : crise transatlantique sur l’Irak en 2003, crise institutionnelle de 2005, crise monétaire et financière de 2008, crise sécuritaire liée au terrorisme de 2015, crise migratoire la même année, Brexit en 2016, l’Union se défait sous nos yeux.

Dans ces conditions, la relance de la défense européenne ne peut pas être pensée comme une énième tentative de revitaliser un projet en couveuse depuis 1992 et le traité de Maastricht. Comment d’ailleurs envisager qu’il serait plus aisé d’y parvenir, dans un domaine qui est au cœur de la souveraineté des États membres, quand d’autres politiques régaliennes pourtant plus partagées, la politique monétaire pour la zone Euro ou la gestion des frontières avec l’accord de Schengen, parviennent très difficilement à progresser pour l’une voire dysfonctionnent s’agissant de la seconde ?

Pourtant, ce n’est pas en contemplant son nombril que l’on trouvera les remèdes, en particulier lorsqu’il s’agit de défense. L’Europe, c’est en fonction du monde qu’il faut la faire. Or, ce monde est de plus en plus compétitif et brutal. Sur la scène internationale, les règles du jeu privilégiées, dans les années 1990 et 2000, à savoir le multilatéralisme et la régulation, n’ont plus guère le vent en poupe. Seuls otages de leurs illusions, les Européens se retrouvent plus isolés face à l’adversité.

II. Qui tient qui ?

Au moment où l’Union européenne est affaiblie comme jamais par ses crises internes, ses divisions politiques et le Brexit, sa sécurité est globalement fragilisée. La menace du terrorisme djihadiste perdure tout en changeant de nature. Les États membres de l’Union sont confrontés à l’instabilité croissante de leur environnement. À la périphérie de l’Europe, les conflits se sont multipliés depuis dix ans (Géorgie, Libye, Syrie, Sahel, Ukraine…) et les tensions de voisinage dans les Balkans, en Méditerranée, et avec la Russie ne sont pas apaisées. La Chine par sa puissance commerciale et des actions de longue main inquiète. L’opacité qui entoure sa politique et surtout sa non réciprocité rendent de moins en moins acceptable l’acquisition d’investissements stratégiques ou d’infrastructures critiques en Europe. Faible, l’Union européenne est devenue une proie pour tous ceux qui ont un intérêt à entretenir ses divisions. La Russie au plan politique en soufflant sur les braises du populisme, de Rome à Budapest. La Chine en entretenant des relations économiques très déséquilibrées à son profit avec la plupart des États européens. Les États-Unis qui sont un allié précieux mais aussi un impitoyable concurrent pour nos industriels sur le marché européen des équipements militaires (voir graphique) et qui voient d’un très mauvais œil la mise en place de financements communautaires au service d’une politique d’armement autonome.

Par rapport aux évaluations de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (2017) ou à celles plus spécifiques contenues dans la Stratégie nationale de cyberdéfense (2018), la situation s’est même récemment aggravée avec la poursuite du démantèlement de l’architecture européenne de sécurité, la prolifération de nouveaux missiles dont la portée est une menace pour notre continent (Russie, Iran), l’intensification de la menace cyber.

L’architecture européenne de sécurité en miettes

L’annexion de la Crimée par la Russie (2014), en violation des principes d’Helsinki, a très gravement mis à mal l’équation de sécurité continentale dégagée à la fin de la guerre froide. Après les interventions russes en Transnistrie (Moldavie) et en Ossétie (Géorgie), Moscou poursuit sa politique du coup de boutoir. En faisant « physiquement » sentir sa présence dans un certain nombre de pays limitrophes et en exerçant sur eux chantages et voies de faits, elle restaure son emprise sur ce qu’elle considère une zone d’influence et un glacis. Son intervention en Syrie vaut démonstration. Elle signale une volonté de complet rétablissement de son autorité diplomatique et militaire à l’international. Pour les pays membres de l’Union européenne, cet activisme russe est à la fois problématique parce qu’il s’exprime dans leur voisinage et aussi parce qu’il s’accompagne de toute une série d’actions de provocations ou de déstabilisation qui les concernent plus directement. Les Russes ne sont pas assez fous pour menacer militairement l’Europe, en revanche, ils pratiquent avec succès une stratégie d’intimidation qui fonctionne d’autant mieux qu’elle divise les Européens et tétanise ceux qui sont en première ligne, comme les États baltes ou polonais. Moins le jeu est contraint, plus la Russie a de liberté de manœuvre.

D’un autre côté, l’unilatéralisme des décisions américaines à l’encontre de la Russie ou de l’Iran place les Européens dans un embarras qui n’est pas que diplomatique. Même si certains propos du président Donald Trump, peu amènes sur ses alliés européens et dubitatifs sur l’OTAN, ont affecté la qualité de la relation transatlantique, leur portée dans la durée doit être relativisée. En revanche, les effets de certaines décisions de l’actuelle administration américaine vont se prolonger, comme l’impact négatif pour les Européens de la dénonciation par les États-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien[7], de leur désengagement diplomatique et militaire en Syrie ou du retrait sans concertation du traité Forces nucléaires intermédiaires (FNI).

Aussi la dénonciation simultanée du traité FNI par Washington et Moscou (février 2019), qui porte un coup fatal à l’édifice délabré qu’était devenue l’architecture européenne de sécurité, est une très mauvaise nouvelle. Après la dénonciation du traité ABM (2002), tous les autres instruments de désarmement ou de contrôle des armements en Europe (Forces conventionnelles en Europe (FCE), Ciel ouvert, Document de Vienne…) sont, en effet, ou suspendus ou en extinction ou très affaiblis. L’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) survit depuis dix ans dans un coma entretenu.

La mort annoncée du traité FNI clôt, sur le plan des relations stratégiques, un cycle d’après-Guerre Froide mais débouche sur le vide. Chacun des acteurs se retrouve désormais les mains libres. Les seuls à s’en plaindre sont les Européens à la fois parce qu’ils sont les premiers concernés et que la situation leur échappe[8].

Pour les Européens, la conséquence immédiate est politique. Elle les place au pied du mur, face à une possible fuite en avant de la Russie et face aux conditions posées par les États-Unis pour actualiser (en la faisant payer aux Européens) leur garantie stratégique devant cette menace. D’un côté, les Russes qui ne sont désormais assujettis à aucune discipline ni aucune forme de contrôle peuvent sans restriction d’aucune sorte développer et déployer de multiples types de vecteurs permettant de traiter des objectifs situés dans la fourchette des 500 à 5500 kilomètres, élargissant à la fois la gamme des objectifs et les zones de déploiement possibles. De l’autre, les Américains qui vont sans doute aménager aussi leur gamme de missiles de moyenne portée, proposeront vraisemblablement de densifier les défenses antimissiles de l’OTAN face aux missiles de croisière ou certains missiles balistiques russes (par exemple en intégrant des intercepteurs de type SM‑6).

Les Européens auraient tout intérêt de ne pas s’enferrer dans le piège d’une nouvelle course aux armements. Mais auront-ils l’audace de prendre l’initiative pourtant raisonnable de s’engager, unis et solidaires, dans la recherche d’une voie médiane de co-construction de la stabilité continentale ?

D’une façon générale, au-delà des questions de désarmement, c’est la stratégie d’influence européenne déployée au sein du système international qui est prise au piège d’une réaffirmation brutale des rapports de force entre grandes puissances.

L’influence européenne prise au piège des rapports de forces

La remise en cause de l’architecture de sécurité européenne et le démantèlement des traités de désarmement ne sont pas de bonnes nouvelles pour la sécurité internationale ni d’ailleurs pour les mécanismes de sécurité collective. Les premières conséquences internationales du retrait américain du FNI concernent la lutte contre la prolifération. Si les traités de désarmement ne sont d’aucune valeur, quel crédit donné à la renégociation du JCPOA et aux discussions en cours avec la Corée du Nord ?

Au-delà, ces évolutions contribuent à saper un système international onusien de plus en plus dysfonctionnel. Celui-ci aurait besoin d’être soutenu, et à défaut suppléé par des contributions et des actions européennes plus fortes et prescriptives, qu’il s’agisse de favoriser une évolution de la gouvernance mondiale, ou de veiller au respect et à l’adaptation des normes internationales.

La contestation accrue de l’ordre international, par des acteurs étatiques et non étatiques (entreprises, organisations non gouvernementales, réseaux criminels ou terroristes) recherchant des marges d’actions de plus en plus autonomes et auto-référencées constitue un danger pour la paix. L’hétérogénéité des acteurs, notamment de premier rang (puissances mondiales ou puissances régionales, firmes mondiales), leurs stratégies compétitives rendent moins prévisible la survenue des crises et moins maîtrisable leur gestion par les outils traditionnels d’intermédiation ou de règlements des différends.

C’est en particulier manifeste dans l’espace cyber à la fois non régulé et de plus en plus conflictuel.

De nouvelles dimensions de la sécurité européenne à prendre en compte

Le degré de complexité et d’interconnexion atteint par les réseaux informatiques mondiaux induit des potentialités mais aussi des vulnérabilités considérables. En outre, les mutations technologiques en cours ou prévisibles (Big data, objets connectés, intelligence artificielle, ordinateur quantique, robotisation du champ de bataille et de la sécurité…) précipitent des évolutions stratégiques majeures. Tantôt ces innovations renouvellent les enjeux des confrontations interétatiques et des engagements militaires ; tantôt elles favorisent l’individualisation de la menace et l’essor de stratagème cybernétique pouvant viser des sociétés toutes entières.

Force est de constater que la plupart des crises intérieures ou internationales, des conflits inter ou intra étatiques ont désormais une dimension cyber. La menace cyber ne cesse de croître en intensité, de muer dans ses formes et d’adapter ses objectifs (captation de données et déni d’accès, trafics, sabotages, déstabilisation et propagande). Certaines attaques dont on ne comprend pas l’objectif immédiat, il ne s’agit ni d’espionnage, ni de vol, ni de sabotage, sont plus inquiétantes encore car elles laissent discerner une stratégie de pénétration longue visant à préparer des agressions numériques futures aux conséquences majeures. Or, les Européens sont mal préparés pour y faire face collectivement et agissent en ordre dispersé. Il manque d’abord une doctrine, d’où la nécessité d’un Cyber Act européen et des instruments de coopération renforcée.

La « muraille cyber » de l’Union non seulement est très inégalement durcie mais elle est aussi percée de brèches. La très faible protection cyber de quelques États européens vulnérabilise tous les autres. La priorité est donc l’égalisation progressive des dispositifs de protection des 27 États membres tant leurs niveaux de cyber sécurité et de cyberdéfense sont hétérogènes. Or, cette évolution ne sera pas spontanée car les pratiques de coopération entre agences sont elles-mêmes inégalitaires (les agences de cyberdéfense, comme les services de renseignement, coopèrent sur la base d’échanges entre pairs, les meilleures formant un cercle restreint d’initiés). Cette évolution demande donc à être encouragée par des mécanismes incitatifs, et pour les pays les plus pauvres de l’Union, co-financée sur des programmes de coopération qui pourraient être pris en charge sur le budget communautaire.

À côté des défis de sécurité, ne sous-estimons pas les enjeux de souveraineté. La nouvelle révolution numérique qui s’annonce avec le déploiement de la 5G dès 2020, le développement de l’informatique en nuage et l’essor de l’intelligence artificielle pose, en effet, une question primordiale de souveraineté pour les Européens. Les États-Unis et la Chine, avec une volonté hégémonique et de façon conflictuelle entre eux, fixent leurs règles au niveau mondial. Comme le soulignait dans un récent article Julian King, le commissaire européen à la Sécurité[9], l’Union, en ne le faisant pas, s’offre en victime collatérale de cette compétition. Les États-Unis protègent leurs technologies, la Chine protège et contrôle l’accès à son marché intérieur tout en inondant le monde de ses produits high tech de dernière génération. L’Europe ne protège ni sa recherche, ni ses start-up, ni ses cœurs de réseaux et investit trop faiblement dans l’économie de ces nouveaux domaines. À l’échelle de l’Union européenne, est-il concevable de continuer à jouer aux Curiace, chaque État restant maître de l’attribution et de la gestion des fréquences 5G mais laissant de facto un fournisseur dominant mettre tout le monde d’accord en imposant ses normes et ses technologies ? La maîtrise de notre avenir numérique est une question de sécurité, de souveraineté, de protection de nos intérêts économiques, de défense de nos démocraties. Cet avenir, faute d’investissements et de réponses collectives adéquates et rapides, est en passe d’être hypothéqué.

De façon générale, les États membres de l’Union européenne, devant les risques et les menaces auxquels ils sont confrontés, ont collectivement intérêt à rehausser leurs dispositifs de protection qu’il s’agisse d’infrastructures de sécurité ou de capacités militaires. Ils sont au pied du mur car les investissements colossaux à consentir pour rester dans le course technologique ne sont à la hauteur d’aucun pays, même ceux dont les budgets militaires sont les mieux dotés : la France avec 35,9 (LFI 2019, mission dépense hors pensions) et l’Allemagne 37,5 (PLF, 2019, hors pensions). À cet égard, la mobilisation de crédits communautaires pour financer la recherche et le développement de programmes militaires est une annonce de grande portée historique mais elle ne règle pas tout[10].

III. Au pied du mur

Les Européens se retrouvent donc seuls au pied du mur avec des projets ambitieux sur les bras, au milieu d’une passe politique particulièrement difficile à franchir, tant les écueils sont nombreux et avec la gageure de devoir définir, pour la première fois, en fonction de leurs propres enjeux de sécurité, une posture stratégique commune.

2019, année de tous les dangers

Il importe tout d’abord de finaliser les différents projets qui s’accumulent sur la table (CSP, FEDef, IEI, SCAF, MGCM…), ce qui suppose du réalisme et du doigté tant les circonstances se sont retournées depuis que ces initiatives ont été prises.

À cet égard, 2019 constitue évidemment une passe difficile, à cause du Brexit et à cause des élections européennes qui sont sources d’incertitudes pour la gouvernance future de l’Union.

La détérioration du contexte politique et diplomatique en Europe est, en outre, un vrai sujet de préoccupation. Alors que l’Italie, une des six nations fondatrices de l’Union européenne a rejoint le camp des eurosceptiques, que l’Allemagne, notre principal partenaire, entre dans une période d’expectative gouvernementale et que le Royaume-Uni, du fait de ses errements, expose sa population et les autres citoyens européens aux conditions d’un Brexit dur, on constate la détérioration du climat politique partout sur le Vieux Continent. Dans la plupart des grandes capitales, les coalitions au pouvoir sont fragiles. Or, cette forte instabilité conduit à un recentrage des agendas politiques sur les échéances et les priorités nationales, moins sur la recherche de compromis européens. La relance de la défense européenne, en phase d’amorçage, peut en faire les frais. Pour la France qui est en pointe dans toutes les initiatives récemment prises, il faut éviter d’apparaître trop pressé et directif. D’autant que certaines clarifications sont indispensables si l’on veut éviter le piège des fausses querelles et avancer avec nos partenaires du même pas.

Les clarifications politiques

Il faut à tout prix empêcher les procès d’intention concernant un supposé divorce d’avec l’OTAN. Il faut aussi éviter qu’un trop plein d’ambitions affichées au départ ne nous éloigne de l’horizon d’attente de nos partenaires européens.

Le développement de la PSDC, vise à ne plus priver l’Union européenne des capacités indispensables à sa protection et à la conduite possible d’actions autonomes. L’autonomie ne signifie pas autonomisation de l’OTAN ! À cet égard, les déclarations conjointes[11] de l’UE et de l’OTAN en marge des sommets annuels de cette organisation en 2016 et 2018 rappellent la complémentarité des deux institutions. À vrai dire pour les Européens, dans l’hypothèse du recours à la force, quel que soit le cadre, les questions sont au départ les mêmes : quelle vision, quelle volonté, avec quels moyens ? Générer puis soutenir des forces que ce soit dans l’OTAN, dans l’UE ou dans des coalitions, suppose d’abord un accord entre Européens et de ne pas avoir de « trous capacitaires » problématiques dans leurs panoplies militaires.

Une entente sur l’essentiel avec l’Allemagne demeure la condition indispensable pour faire aboutir, à l’horizon de 2027 retenu dans la programmation budgétaire de l’Union, des coopérations encore dans les cartons. Le moteur franco-allemand a très bien fonctionné, depuis 2017, pour relancer le projet de défense européenne. La signature du traité d’Aix-la-Chapelle le 22 janvier dernier confirme symboliquement la volonté de nos deux pays de rester étroitement unis. Les accords de convergence obtenus en février de cette année pour le SCAF, et en cours de discussion pour le MGCS (Main Ground Combat System), augurent bien des deux projets franco-allemands de coopération pour développer l’avion et le char du futur. Des tensions apparaissent néanmoins qu’il ne faut pas trop exagérer mais qui signalent que les intentions et les intérêts de part et d’autre du Rhin ne sont pas encore strictement alignés[12], ni en ce qui concerne la conception générale de la défense européenne ni sur quelques aspects techniques importants des négociations portant sur les programmes d’armement en coopération.

Il importe aussi que le Royaume-Uni, notre second grand partenaire, ne soit pas écarté mais associé aux divers projets de coopération européenne, notamment dans le domaine de l’armement mais aussi pour maintenir la forte proximité opérationnelle que nous avons avec ce pays. L’IEI est un moyen de continuer à agir dans ce sens. La négociation d’un accord de partenariat en matière de défense et de sécurité entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, est, à mon sens, à encourager.

Les axes à dégager

L’ajustement de la position des États sur la défense européenne doit partir d’une évaluation lucide des menaces, périls et troubles pouvant affecter la sécurité des États-membres de l’Union. Cette analyse permet de distribuer les rôles et les responsabilités entre l’OTAN, l’UE et les États qui décident de manière souveraine de l’emploi de leurs armées.

La menace d’une agression militaire, en particulier russe, contre le territoire européen à laquelle il appartiendrait à l’OTAN de répondre, n’est pas le risque le plus immédiat ni le plus tangible. La Russie pratique la politique des coups de boutoir et du fait accompli. Elle teste ce faisant, et à son avantage, notre réactivité tout en évitant de se piéger elle-même dans ce jeu dangereux. Les problèmes de sécurité auxquels nous sommes concrètement confrontés aujourd’hui, de la part de la Russie citée plus souvent qu’à son tour mais aussi d’autres puissances majeures, mondiales ou régionales, concernent principalement des menées agressives mais discrètes dans les dimensions spatiale, cyber voire sous-marine, des actions d’intimidation ou de déstabilisation qui se situent sciemment très en-deçà du seuil de déclenchement d’une riposte militaire. Il peut s’agir aussi de désordres, troubles ou des débordements affectant la gestion de nos frontières et la stabilité de notre environnement. Il doit être clair que tout scénario de réponse militaire à une agression armée ou à un risque d’agression se décline a priori dans l’OTAN.

La résilience des réseaux de communication, la protection des infrastructures critiques, la cybersécurité, la lutte contre le terrorisme ou la piraterie, le contrôle des flux migratoires vers l’Europe, la gestion de crises humanitaires (évacuation de ressortissants, catastrophes…) et les opérations de maintien de la paix dans les Balkans, en Méditerranée et en Afrique sont des défis de sécurité indiscutables pour les Européens qui ne peuvent, a priori, compter sur une quelconque forme de réassurance automatique américaine, pour autant qu’elle soit recherchée. À des titres divers, le traitement de ces dangers suppose la combinaison et la coordination de moyens civils et de capacités militaires. Or, ni l’inventaire précis de ces capacités, ni la vérification de leur cohérence opérative, ni la planification de leur emploi, ni la mise en place de structures ou de procédures agréées de commandement et de conduite opérationnelle ne sont aujourd’hui correctement assurés dans l’Union. En dépit des alertes et de précédents de moindre gravité, l’Union européenne reste toujours aussi mal préparée pour affronter une crise majeure de sécurité sur son territoire ou à sa périphérie. Là doit porter l’effort d’évaluation des enjeux et de planification des réponses opérationnelles.

La PSDC doit considérablement se densifier dans cette zone névralgique du continuum de sécurité et de défense. Y parvenir est non seulement une finalité impérative en soi mais c’est aussi une étape indispensable avant d’envisager, si cela s’avérait nécessaire, des scénarii d’interventions militaires en milieux clairement non permissifs.

Il est, à cet égard, indispensable de rappeler, ce que les opposants au projet de défense européenne cherchent à minorer ou à nier contre toute évidence, que le développement de la dimension opérationnelle de la PSDC va de pair avec celui de son volet capacitaire. Une politique européenne de l’armement qui ne serait pas destinée à l’affirmation militaire de l’Union et à la définition de capacités d’action communes aurait tôt fait de dériver de façon inconséquente. Ceci rappelé, la priorité immédiate est la réalisation des programmes en coopération et la mise en circuit des crédits communautaires.

La mise en œuvre des projets

Si elle est bien confirmée par les instances prochainement élues de l’Union, l’inscription de 13,4 milliards au budget FEDef pour les années 2021-2027 va changer la donne, de même que l’abondement des financements en faveur de la  mobilité militaire ou de l’espace. Cela implique de finaliser très rapidement les discussions en cours, en particulier sur le mode de gouvernance et le règlement financier du FEDef.

C’est aussi en amorce de phase qu’il faut veiller à la convergence des processus décisionnels, entre les instances existantes dans le champ intergouvernemental de la politique de défense et de sécurité commune (PSDC) et les institutions communautaires en gestation. Il faut éviter que la dynamique des financements communautaires n’induise une marginalisation des instances intergouvernementales et n’aboutisse, par voie de conséquence, à la sélection et au soutien de programmes industriels décorrélés de l’expression des besoins technologiques et capacitaires des États.

À cet égard, il convient de veiller à la coordination des futures instances en charge du FEDef, avec l’Agence européenne de défense, l’AED, en charge de l’identification des besoins et de la revue capacitaire dont l’autorité doit être renforcée ainsi qu’avec l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR) qui, traditionnellement, se voit déléguer la maîtrise d’ouvrage des programmes conduits en coopération, comme c’est le cas aujourd’hui pour l’avion de transport militaire A400M.

Tout le monde s’accordera aussi sur la nécessité de produire rapidement des éléments de doctrine qui font aujourd’hui défaut, des inventaires capacitaires qui ne soient pas de simples catalogues d’équipements mais des évaluations critiques de leur cohérence et de leurs performances, de la planification à froid, et des audits de sécurité.

La convergence voire l’intégration des nombreuses instances communautaires ou intergouvernementales en charge des trois dimensions civile, militaire et industrielle de la PSDC sont, par ailleurs, des conditions indispensables au développement harmonieux de cette politique.

La gestion de crises civiles n’est pas forcément coopérative et, à des titres divers, peut nécessiter l’emploi de moyens militaires. L’Union est un acteur global mais en son sein il y a un risque de divorce dans le portage de la PSDC, entre l’administration communautaire du financement des programmes d’armement et des actions civiles pré- ou post-conflit d’une part et la gestion intergouvernementale des crises internationales et des capacités militaires d’autre part. C’est pourquoi, il convient de mettre en place un schéma de fonctionnement plus cohérent entre l’état-major de l’UE, les capacités civiles et militaires de gestion de crise, les états-majors de force comme le corps européen tout en assurant la possible montée en puissance d’un état-major opératif qui fait aujourd’hui défaut et hypothèque la liberté d’action et de manœuvre des forces européennes, en particulier si l’OTAN est empêchée ou, si pour des raisons politiques, il est préférable de recourir à un échelon de commandement commun aux 27 plutôt que de déléguer l’opération à une nation cadre.

Conclusion

L’équation de sécurité européenne est devenue un polynôme à trop d’inconnues. Le démantèlement des accords conclus à la fin de la guerre froide, l’amoindrissement de la garantie américaine ou ce qui est ressenti comme tel et les provocations russes créent un environnement stratégique délétère. Le projet de défense européenne est bien sûr une réponse. Mais, l’ampleur du défi rebute plus les responsables européens qu’il ne les enhardit, d’autant que l’objectif est encore lointain.

Pour certains pays, notamment à l’est, les progrès de la défense européenne ne sont concevables que s’ils ne contrarient pas Washington sans pour autant incommoder Moscou. Alors qu’il est urgent de jeter les bases d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, les prérequis à l’ouverture de telles discussions sont très loin de pouvoir être réunis à 27.

L’affichage de trop d’intentions effraie. Il faut, à chaque fois convaincre et susciter l’adhésion des autres Européens, pour les uns exagérément obsédés par la menace russe, pour les autres inquiets de la multiplication des désordres en Méditerranée et tous préoccupés par l’exposition aux risques d’une Union européenne insuffisamment protectrice.

L’effort de rapprochement des politiques militaires des États-membres ne peut être que progressif et s’inscrit donc dans la durée, ce qui l’expose aux impatiences ou à la lassitude. Il faut donc ménager des étapes afin que des positions intermédiaires communes puissent être arrimées à des résultats tangibles. Cette approche graduelle et raisonnée de la question présente l’avantage de ménager du temps pour rassembler derrière une même ligne d’objectifs des partenaires aujourd’hui très diversement convaincus d’y retrouver leurs intérêts. C’est à la condition, il est vrai, qu’aucune crise interne ou externe ne fasse, soudain, dramatiquement dévier le destin collectif de l’Union.

Une chose est sûre, jamais la nécessité de la défense européenne n’avait été si impérieuse et jamais les forces contraires, de Washington à Moscou en passant par Pékin, aussi liguées pour l’empêcher ; jamais sur cette question, la France, traditionnellement allante et faisant souvent seule course en tête, n’avait été aussi peu assurée de la solidarité de ses équipiers traditionnels et de sa position sur la ligne d’arrivée.


[1] Modifiant le traité de Bruxelles (1948) le traité de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) est signé le 23 octobre 1954 à Paris par la Belgique, l’Italie, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et le Royaume-Uni (rejoints ensuite par l’Espagne, la Grèce et le Portugal). Ce traité, conformément aux principes de la Charte des Nations unies, organise la « légitime défense collective », des pays européens qui en sont parties contractantes.

[2] Selon un catalogue des missions repris dans la déclaration de Petersberg en 1992 par les États membres de l’UEO. Cette liste, reprise à son compte par l’Union européenne, comprend : les missions humanitaires et d’évacuation, les missions de maintien de la paix, la gestion des crises, y compris par le rétablissement de la paix.

[3] Une Europe sûre dans un monde meilleur, document entériné au Conseil européen des 12 et 13 décembre 2003.

[4] Vision partagée, action commune : Une Europe plus forte, cette Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE, figure comme document annexé aux conclusions du conseil européen du 28 juin 2016。

[5] L’État-major de l’UE est de niveau stratégique. Les états-majors de force, comme le corps européens sont de niveau tactique.

[6] Discours du président de la République M. Emmanuel Macron, 26 septembre 2017, La Sorbonne.

[7] L’accord de Vienne ou Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) a été signé le 14 juillet 2015 avec l’Iran par les cinq membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies : la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni ainsi que par l’Allemagne et l’Union européenne.

[8] Certes, la crise des FNI ne change pas la donne stratégique pour l’Europe. Le missile russe, 9M729 (dénomination OTAN SSC‑8), cause de la dénonciation du traité FNI par les Américains en raison de sa portée maximale dépassant très largement le plafond autorisé (500 kilomètres) ne modifie pas substantiellement l’équation stratégique sur le Vieux Continent. L’Europe, au demeurant, fait déjà face depuis longtemps à des missiles sol russes à double capacité de nouvelle génération, sol-sol (missiles balistiques à courte portée Iskander‑M), mer-sol (missiles de croisière SS‑N‑27, SS‑N‑30) et air-sol (missiles de croisière KH‑101, KH‑102). Ce n’est que dans le cas d’une nucléarisation ostensible de ces capacités nouvelles que l’Europe ferait face à un problème stratégique nouveau.

[9] Julian King, «  Pour protéger nos institutions démocratiques, la résilience numérique est essentielle », Le Monde, 5 février 2019.

[10] Il ne suffit pas, comme vient de le reconnaitre, M. Mark Rutte, premier ministre néerlandais, dont on dit qu’il pourrait remplacer M. Donald Tusk au poste de président du Conseil européen, de constater que la grammaire internationale a changé, que : « Si nous fuyons le fait d’exercer le pouvoir dans l’arène géopolitique, notre continent pourra toujours avoir raison, mais il sera rarement pertinent », encore faut-il donner à l’UE les moyens de dépasser son soft power actuel. Ce que M Rutte qui se contente d’abonner les Européens aux 2 % de l’OTAN a encore du mal à envisager. Conférence de M. Mark Rutte, « Du pouvoir des principes aux principes du pouvoir », Zürich 13 février 2019. Cit. Le Monde 15 février 2019.

[11] Déclarations conjointes du président du Conseil de l’Union européenne, Donald Tusk, du président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, et du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, aux sommets de Varsovie (juillet 2016) et de Bruxelles (juillet 2018).

[12] À cet égard, on peut signaler l’article de Sigmar Gabriel, ancien ministre allemand des Affaires étrangères, en demi-teinte, montrant que derrière les effusions auxquelles donnent lieu les célébrations de l’amitié franco-allemande se cachent des différences d’approche. Sigmar Gabriel, « Die französisch-deutsche Frendschaft ist nicht genug » (L’amitié franco-allemande ne suffit pas), 25 janvier 2019 http://www.project-syndicate.org

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