L’Empire du Milieu au cœur du monde

L

La Chine a atteint ses objectifs géopolitiques avec une grande habileté, sachant jouer sur tous les champs, lui permettant de progresser et d’imposer son point de vue. Pékin sait utiliser les faiblesses des uns et des autres en s’inscrivant dans la durée, rivalisant désormais avec les États-Unis.

Cité interdite, salle de l'harmonie suprême

Sous l’intitulé « Stratégie d’influence et affirmation de la puissance chinoise », le cycle international de conférences de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains de la Sorbonne, était principalement consacré, en 2018, à la Chine. Comme chaque année, le cycle accueillait des interventions d’universitaires et d’experts étrangers qui venaient de pays plus directement concernés par ce sujet d’étude (Australie, Chine, Corée, États-Unis, Japon, Russie). Un certain nombre de spécialistes français étaient également conviés, soit comme conférenciers, soit comme débatteurs. Brillamment introduites par la leçon inaugurale de Dominique de Villepin, mettant en lumière pour les questionner les intentions internationales de la Chine, les remarquables conférences de Anne Cheng (Collège de France), François Godement (European Council on Foreign Relations), Zhimin Chen (Fudan University/Shanghai), aidèrent à mieux cerner quels sont les postulats historiques et les ambitions nouvelles de ce qui peut être décrit comme le grand dessein de la politique étrangère chinoise aujourd’hui.

Plus ciblés, les excellents exposés de Chun Min Lee (Yonsei University/Séoul), Tai Ming Cheung (University of California/San Diego), Alexander Lukin (MGIMO University/Moscou), Ken Jimbo (Keio University/Tokyo), Rory Medcalf (Australian National University/Canberra), permirent d’approfondir certains aspects de cette politique, en insistant sur sa segmentation thématique ou ses déclinaisons régionales. Derrière une approche désormais globale et la défense d’un multilatéralisme selon ses vues, Pékin compartimente, en effet, étroitement son action sur la scène internationale. Comme le cycle de conférences se déroulait de janvier à avril, il était logique que ses séances soient aussi l’occasion d’évoquer le traitement diplomatique de la crise coréenne et les commentaires suscités par le renforcement au sein de l’appareil d’État de la position personnelle de Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste et président de la République populaire chinoise. Sous Xi Jinping, qui lui donne un nouveau visage, la politique étrangère chinoise apparaît ainsi économiquement toujours agressive, politiquement désormais décomplexée et militairement de plus en plus affirmée.

Le grand dessein de la politique étrangère de la Chine sous Xi Jinping

Jamais, dans toute son histoire et dans l’histoire du monde, la Chine, comme État, n’avait atteint un tel degré de puissance ni exercé pareille influence.

Jamais, dans toute son histoire et dans l’histoire du monde, la Chine, comme État, n’avait atteint un tel degré de puissance ni exercé pareille influence.

Louis Gautier

Certes, le rayonnement de la culture et de la civilisation chinoises a été, au cours des siècles, considérable, en Asie et au-delà, hier plus encore qu’aujourd’hui. Cependant, l’Empire du milieu, depuis la réunion des royaumes du Nord et du Sud sous la dynastie des Yuan, fut plus obsédé par le maintien de son ordre politique interne que par l’extension de son emprise extérieure. Concrètement, le pouvoir central régulièrement en butte à des invasions, miné par des querelles dynastiques, contesté par des rébellions, en permanence fragilisé par des poussées centrifuges émanant de certaines provinces, avait fort peu de temps à consacrer ni d’intérêt au développement d’ambitions hégémoniques hors du territoire déjà si vaste qu’il gouvernait ou prétendait gouverner. Dans les périodes de stabilité, la Chine s’imposait d’elle-même et en imposait à ses voisins. Faible, elle devenait une proie.

Au cours de son histoire multiséculaire, la Chine est donc d’abord en quête d’intégrité (comme en témoigne encore aujourd’hui la virulence de ses revendications territoriales sur certaines îles ou îlots). Elle en cultive aussi idéologiquement le principe. L’altérité pour elle est signe de désordres. Cette réalité et son ressenti se sont incarnés en termes politiques, dans le concept d’une « Chine-monde », autocentrée, ignorant le lointain et méprisant une périphérie proche considérée comme culturellement abâtardie. Une telle représentation de soi et des autres n’était guère propice à l’affirmation d’une politique étrangère particulièrement dynamique.

En se coulant peu ou prou, depuis 1949 avec Mao Zedong et jusqu’à nous, sous couvert d’un régime communiste préservé, dans le modèle occidental de l’État-nation, la Chine, est parvenue à conjurer le fléau des dissensions internes et à relever parallèlement le niveau de ses ambitions extérieures. Elle adopte une politique étrangère de plus en plus extravertie, jouant désormais de son influence sur la scène internationale, mais, pour parvenir à ses fins, appliquant tout aussi bien, avec des précautions mais sans manque de confiance en soi, la logique affirmatrice de puissance.

Mao Zedong et Richard Nixon le 21 février 1972
Mao Zedong et Richard Nixon le 21 février 1972

La politique extérieure de Xi Jinping, qui semble en rupture avec la modestie diplomatique prônée par Deng Xiaoping, n’est, en fait, que la mise au grand jour d’ambitions devenues possibles.

La politique extérieure de Xi Jinping, qui semble en rupture avec la modestie diplomatique prônée par Deng Xiaoping, n’est, en fait, que la mise au grand jour d’ambitions devenues possibles.

Louis Gautier

Des ambitions qui sont rendues possibles par la continuité du régime et la consolidation d’un pouvoir sans partage à la tête de l’État. Toute velléité de contestation est en effet sévèrement réprimée ou asséchée dans l’œuf. Les nouvelles technologies permettent d’exercer un contrôle étroit de la population et de renforcer la surveillance policière quotidienne des individus considérés comme dissidents. Les dernières évolutions politiques du régime ne desserrent pas l’étau, tout au contraire. Le président Xi Jinping à l’issue du 19e congrès du parti communiste en octobre 2017 concentre ainsi entre ses mains plus de pouvoir encore, et, après la réforme constitutionnelle votée en mars par l’Assemblée du peuple, il peut exercer son mandat sans limite dans le temps. Mais ne nous y trompons pas, le renforcement du pouvoir central et du contrôle idéologique à Pékin, l’insistance sur le leadership du secrétaire du parti, la répression plus forte de la dissidence prouvent tout autant l’habileté et l’ambition personnelle de Xi Jinping que l’existence d’un consensus entre les élites pour qu’il incarne cette politique qui leur convient. Une politique de stabilité interne qui repose sur la poursuite de la croissance chinoise et qui vise désormais, pour prévenir le risque d’explosion sociale, une meilleure redistribution des richesses. Une politique extérieure qui favorise avant tout la prospérité de la Chine et pour cela table sur l’établissement inexorable dans la durée de rapports de forces favorables, tout en évitant le plus possible dans l’immédiat et en dépit de quelques effets de mise en scène, les confrontations directes.

Les ambitions internationales de la Chine se sont, en effet, développées et restent tributaires de son prodigieux essor économique, lui-même favorisé par la mondialisation des échanges commerciaux depuis la fin de la guerre froide. La stratégie d’émergence pacifique définie par Deng Xiaoping avait ainsi atteint son but. L’hypercroissance de l’économie chinoise tirée principalement par les exportations vers les États-Unis au cours des trois dernières décennies donne, en effet, à Pékin les moyens de peser complètement sur la marche du monde et non plus seulement de façon relative, régionalement ou sectoriellement.

Tous les indicateurs mesurant la puissance chinoise, aux plans économique, financier, technologique et militaire non seulement sont en augmentation mais, pour certains d’entre eux, comme ceux concernant l’investissement dans la recherche ou l’engagement dans certains placements monétaires et financiers, rattrapent voire tangentent désormais les niveaux américains. Deuxième puissance économique mondiale par son PIB, avec 13 119 milliards de dollars contre 20 200 milliards de dollars pour les États-Unis, la Chine, en parité de pouvoir d’achat, les dépasse déjà. Le PIB chinois, après correction, représenterait en effet 119 % de celui des États-Unis. Le budget militaire chinois qui, officiellement, a été multiplié par dix en quinze ans est de l’ordre de 175 milliards de dollars en 2018, c’est-à-dire, en gros, quatre fois moins que le budget des États-Unis, trois fois plus que celui de la Russie et cinq fois plus que celui de la France. Au-delà des chiffres bruts, le déploiement des routes de la soie, la stratégie dite du collier de perles, le transit de bâtiments de guerre chinois en Atlantique ou en Méditerranée, obéissent à un dessein bien planifié et témoignent d’une appréhension du grand large dorénavant tout à fait surmontée.

Au-delà des chiffres bruts, le déploiement des routes de la soie, la stratégie dite du collier de perles, le transit de bâtiments de guerre chinois en Atlantique ou en Méditerranée, obéissent à un dessein bien planifié et témoignent d’une appréhension du grand large dorénavant tout à fait surmontée.

Louis Gautier

Les intérêts économiques et stratégiques immédiats de la Chine sont en premier servis par cette politique. Ainsi, l’initiative des routes de la soie et du collier de perles, leurs 1 000 milliards de projets en dollars, assurent aux Chinois la prise de contrôle d’infrastructures essentielles (ports, aéroports, voies de chemin de fer…), l’acquisition d’actifs stratégiques, la domination de pays créanciers lourdement endettés mais aussi et principalement une sécurisation de leurs voies d’approvisionnement. Cependant, dans un second temps, ces projets sont aussi des outils de propagande politique et diplomatique pour Pékin. Les routes de la soie comme projet géopolitique ont pour but à la fois d’exporter le modèle de développement chinois (pour le dire vite, le capitalisme sans la démocratie) et un multilatéralisme partiellement en rupture avec l’ordre international existant.

C’est là, pour le régime au pouvoir à Pékin que se boucle la boucle, dans un basculement relatif et pourtant historique des priorités. La politique étrangère est devenue un argument décisif de politique intérieure. Sur le plan économique, l’action internationale de la Chine doit veiller à ce que la croissance, certes de plus en plus tirée par la demande domestique, ne soit pas cassée par des facteurs exogènes (guerre commerciale avec les États-Unis, renchérissement du prix de l’énergie, krach sur les marchés financiers…). Le maintien de taux de croissance économique élevés est, en effet, indispensable à la stabilité sociale et à l’acquisition, dans tous les domaines, du meilleur niveau de compétences technologiques, condition d’une égalisation à court terme voire d’un dépassement futur de l’actuelle supériorité américaine. En outre, cette politique extérieure mobilise l’opinion derrière des causes de fierté ou d’indignation nationale, servant d’exutoire à des passions politiques muselées.

Cette stratégie internationale de la Chine qui peut être résumée en une formule : « une politique extérieure économiquement agressive, politiquement décomplexée et militairement de plus en plus affirmée » fait cependant l’objet d’une fine déclinaison selon les pays et les sujets. Sur le plan multilatéral, Pékin peut ainsi brandir intelligemment l’étendard de la lutte contre le réchauffement climatique et se placer en première ligne dans ce combat, après le retrait américain de l’Accord de Paris. Toutefois, dans le même temps la Chine reste réservée devant une possible régulation internationale du cyberespace et se montre traditionnellement hostile au développement, par la communauté internationale, d’un droit de regard et a fortiori d’action au nom de la protection humanitaire des populations. Sur le plan financier, la Chine cherche à contrebalancer, par la création de nouvelles organisations, telle la banque d’investissement asiatique, le système de Bretton wood. Mais, le gouvernement chinois s’efforce concomitamment d’accroître son influence dans les organisations internationales existantes, parvenant, par exemple, en 2015 à inclure le yuan, quoiqu’encore non librement convertible, dans le panier des monnaies servant au calcul des droits de tirages spéciaux du Fonds monétaire international.

Les dirigeants mondiaux se réunissent pour une "photo de famille" au sommet du G20 à Hambourg (2017)
Les dirigeants mondiaux se réunissent pour une « photo de famille » au sommet du G20 à Hambourg (2017)

Cette segmentation de la politique extérieure de la Chine est plus évidente encore si on la considère sous l’angle des relations bilatérales avec les autres grandes puissances où les organisations régionales.

La segmentation de la politique extérieure de la Chine

La relation stratégique sino-américaine domine la politique étrangère chinoise. Et cela d’autant plus que l’actuelle administration américaine vitupère bruyamment contre les pratiques commerciales chinoises et plus largement met en scène la rivalité entre les deux grandes nations. En conséquence, par réaction et protection, pour éviter le clash et l’inconvénient de ce tête à tête fâcheux, Pékin milite pour une plus grande multipolarisation des relations internationales. Cette position valorise son image parmi les nations tout en servant ses intérêts. La diplomatie chinoise mise donc, depuis la fin des années 1990, sur l’instauration de « partenariats stratégiques » avec tous les pays qui comptent. La rivalité sino-américaine domine ainsi la politique étrangère chinoise, mais elle ne la polarise pas (ce qui est exactement l’inverse pour Washington). Contrairement aux États-Unis qui, par des choix unilatéraux, souvent à l’emporte-pièce, semblent de plus en plus s’isoler de leurs partenaires et alliés, mêmes ceux qui sont les plus proches, la Chine, avec patience, construit puis étaye un réseau d’alliances et des coopérations multiples.

En premier lieu, elle s’est rapprochée des grands pays qui peuvent un jour faire contrepoids à la puissance américaine : d’abord la Russie mais aussi l’Inde et le Brésil, regroupés avec elle en 2009 sous l’appellation de BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) devenus BRICS (avec l’Afrique du Sud) l’année suivante. Avec la création, à son initiative, en 2001 de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), la Chine rassemble autour d’elle la Russie, quatre des cinq pays d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan ainsi qu’un certain nombre d’observateurs et de partenaires (dont l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie). Plus globalement, la politique étrangère chinoise s’appuie sur la mondialisation de ses échanges commerciaux et financiers pour étendre son influence aux quatre coins du monde, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Comme cela a été déjà souligné, la mise en place en 2013 par le président Xi Jinping d’un corridor terrestre et d’une route maritime de la soie (yidai yilu) à travers l’Eurasie participe d’un vaste projet économique et géopolitique. De même, le lancement par Pékin en 2014 d’une nouvelle Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), initiative qui a reçu un soutien de nombreux pays, a pour objectif de réduire le rôle des institutions économiques internationales créées après la Seconde Guerre mondiale et dominées par les États-Unis et leurs alliés, telles la Banque mondiale ou la Banque asiatique de développement.

Le dirigeant suprême de la République populaire de Chine, Xi Jinping, en compagnie du vice-président Biden et du secrétaire d'État John Kerry, lors d'une visite aux États-Unis. (25/09/15)
Le dirigeant suprême de la République populaire de Chine, Xi Jinping, en compagnie du vice-président Biden et du secrétaire d’État John Kerry, lors d’une visite aux États-Unis. (25/09/15)

La Chine de Xi Jinping, se pose donc en rivale des États-Unis en ayant les moyens de stratégies planétaires et en proposant des solutions alternatives. Par diverses initiatives, le gouvernement chinois s’efforce de contourner ou d’affaiblir la puissance américaine, notamment dans la région Asie Pacifique. Séduire ou s’en prendre aux alliés de Washington, dans la région, en particulier en rafraîchissant régulièrement les relations avec le Japon, participe de cette stratégie. Cependant, consciente des risques et du manque à gagner, Pékin n’entend pas défier frontalement les États-Unis. D’autant qu’en dépit d’investissements massifs dans les programmes militaires, les forces armées chinoises accusent des faiblesses persistantes. Une des priorités de Pékin est d’abord d’éviter que ne dégénère le différend commercial qui l’oppose aux États-Unis en raison de l’accumulation d’excédents à son profit et de la menace de rétorsions douanières (275,8 milliards de dollars selon les douanes chinoises et 375,2 milliards selon les autorités américaines en 2017). Au-delà des frictions actuelles, une guerre des tarifs et la mise en place de mesures protectionnistes sévères auraient des conséquences très négatives pour la Chine mais aussi pour l’économie mondiale. Cette guerre n’est pas inéluctable. Pékin a d’ailleurs su réduire de quelques degrés les tensions avec les Européens en corrigeant (faiblement mais visiblement) en 2017 son excédent commercial vis-à-vis de l’UE. Ce début de rééquilibrage s’est traduit par un recul de 3 % du déficit européen face à la Chine. Pékin sait rompre quand il le faut et ménager ses arrières.

La deuxième priorité de Pékin vis-à-vis de Washington est de limiter la présence et de gêner le rôle des Américains en mer de Chine où celle-ci entend désormais faire prévaloir, au-delà de ses revendications territoriales contestables, un droit de regard étendu. Dans cette zone, la Chine ne veut des États-Unis ni comme fauteur de troubles ni comme faiseur de paix. La gestion du dossier coréen me semble, à cet égard révélatrice. Pékin, troublé comme beaucoup par l’intempérance et les changements de pied du Président américain, a eu l’habileté de ne pas s’exposer. La Chine a laissé Moon Jae-in et Kim Jong-eun, les dirigeants sud et nord-coréen, engager des pourparlers puis discuter entre eux. Elle a suivi avec attention les démarches secrètes du département d’État en direction de Pyongyang qui furent initiées par Rex Tillerson puis menées par Mike Pompéo. Fin mars 2018, Xi Jinping a spectaculairement mis en scène la venue à Pékin du dirigeant nord-coréen, sans qu’il ne filtre rien de leurs discussions, dans la perspective d’une rencontre entre Trump et Kim Jong-eun portant sur un accord de dénucléarisation de la péninsule coréenne. La Chine a ainsi nettement rappelé à son allié coréen qu’il restait son obligé et aux Américains que rien de conclusif ne pouvait être envisagé sans son assentiment. La suite n’est pas encore écrite et peut se révéler encore pleine de péripéties pour Washington. Dans cette pièce à rebondissement, et comme souvent, Pékin a en quelque sorte joué, selon l’expression de Lucien Goldmann appliquée au théâtre de Racine, le rôle du « Dieu caché »[1].

La Chine, grâce à un engagement diplomatique aussi discret que constant et des moyens de pression importants, manœuvre ainsi souvent sur la scène internationale avec succès.

La Chine, grâce à un engagement diplomatique aussi discret que constant et des moyens de pression importants, manœuvre ainsi souvent sur la scène internationale avec succès.

Louis Gautier

À cet égard, s’agissant des droits et responsabilités que Pékin revendique ouvertement en mer de Chine et plus particulièrement dans sa partie méridionale, ce qui est de nature à crisper les relations avec ses voisins et partenaires dans l’ASEAN, il est frappant de constater au contraire la capacité de la diplomatie chinoise à contenir les tensions qui l’opposent au Vietnam, à Bruneï, aux Philippines, à la Malaisie ou même à l’Indonésie (notamment au sujet des prétentions chinoises sur les îles Spratleys, Paracels, Pratas, le récif de Scarborough, le banc de Macclesfield et les eaux adjacentes à l’archipel des Natuna). Pékin, avec beaucoup d’entregent, apporte ou promet aide, coopération, financement de projets d’infrastructures à tous ces pays. L’asymétrie et la dépendance économique croissante de ces États à l’égard de la République populaire place celle-ci dans une position de force dont elle joue pleinement. Le commerce entre la Chine et l’ASEAN bat d’ailleurs des records en 2017 en atteignant 515 milliards de dollars. Certes la République populaire de Chine peut voir son expansionnisme politique économique et militaire contrecarré par le jeu d’autres puissances régionales comme le Japon ou l’Inde qui sont en position de concurrence géoéconomique et géopolitique en Asie du Sud-Est ou qui, simplement, comme le Japon, défendent leurs intérêts stratégiques et de sécurité face aux empiètements chinois. Mais l’empire du milieu, sauf crise ou confrontation ouvertes qui resserreraient des liens traditionnels anciens ou, sous l’effet de la peur, en créeraient de nouveaux au profit des États-Unis, a beaucoup d’atouts dans sa manche et de promesses à distribuer, traitant chacun l’un après l’autre, divisant pour régner.

Mais l’empire du milieu, sauf crise ou confrontation ouvertes qui resserreraient des liens traditionnels anciens ou, sous l’effet de la peur, en créeraient de nouveaux au profit des États-Unis, a beaucoup d’atouts dans sa manche et de promesses à distribuer, traitant chacun l’un après l’autre, divisant pour régner.

Louis Gautier

C’est d’ailleurs peu ou prou, même si le rapport de force est très différent et les enjeux concentrés autour des aspects commerciaux, financiers et technologiques, la voie suivie par Pékin dans ses rapports avec l’Europe. Depuis 2008, les relations sino-européennes ont continué de se renforcer, avec quelques pommes de discorde et un raidissement s’agissant des pratiques commerciales et d’investissements des acteurs économiques chinois. Les échanges commerciaux ont poursuivi leur progression, maintenant l’Union européenne (UE) au rang de premier partenaire de la Chine (environ 700 milliards de dollars). Ces échanges restent très bénéfiques pour la Chine même s’ils sont un tout petit peu moins déséquilibré qu’auparavant (avec un excédent de 127 milliards de dollars en 2017 en recul de 3 %). À compter de 2009, les investissements chinois en Europe ont commencé à augmenter de manière significative et les relations entre les sociétés européennes et la Chine ont continué de s’étoffer et de se diversifier. Néanmoins, le bilan reste décevant. Ce qui est recherché par Pékin, c’est le maintien d’un avantage commercial toujours important et l’acquisition de positions dominantes dans certains secteurs technologiques sensibles. Pékin rechigne d’ailleurs à envisager une relation globale et équilibrée avec l’UE. Quoique marqués par de fréquentes rencontres, les rapports politiques à l’échelle de l’UE et plus encore de l’Asem (Asia Europe Meeting) demeurent superficiels. Seules les négociations commerciales et le maintien de l’embargo sur les ventes d’armes instauré en 1989 par l’UE sont des vrais sujets de discussion pour Bruxelles comme pour Pékin. En ce qui concerne tout le reste, le gouvernement chinois traite directement avec les capitales européennes, renforçant son influence en Europe au travers des rapports bilatéraux avec chacun des États-membres. Pékin a aussi établi en 2011 un Sommet annuel avec seize pays d’Europe centrale et orientale, dont certains, comme la Serbie ou la Moldavie, ne font pas partie de l’UE, compliquant leurs relations avec la Commission européenne et le Service d’action extérieure de l’Union, qui voient d’un mauvais œil cette entreprise d’affaiblissement des positions communes. Maillons faibles de la communauté européenne, ces pays sont en effet bien moins prompts à défendre la solidarité européenne et à aborder avec la Chine certains sujets plus épineux comme l’espionnage économique ou la question des droits de l’homme.

Fragilisée par le Brexit et les contestations internes, l’UE est pour la République populaire un interlocuteur d’autant plus malléable. Le rapprochement sino-britannique autour de la BAII ou du rôle que doit jouer la City dans l’internationalisation du yuan est un bon exemple de cavalier seul, où Londres accepte d’être le jockey de Pékin. On pourrait tirer des conclusions similaires de l’étroitesse des liens économiques entretenus par l’Allemagne avec Pékin, à son grand avantage. L’Allemagne est en effet le seul pays de l’UE dont la balance commerciale avec la Chine est positive. Dans une moindre mesure, la France sur certains sujets comme la coopération dans le domaine nucléaire, de grands projets industriels ou les investissements chinois en Afrique qui peuvent avoir un effet stabilisateur, trouve aussi intérêt au dialogue singulier avec la Chine.

Fragilisée par le Brexit et les contestations internes, l’UE est pour la République populaire un interlocuteur d’autant plus malléable.

Louis Gautier

La relation entre la Chine et la Russie, contrairement à la façon dont elle est présentée à Moscou, est également déséquilibrée. Moscou entretient l’illusion d’un directoire des affaires mondiales partagé avec Pékin et Washington. Dans la réalité, même si la voix de la Russie compte dans un certain nombre de dossiers, et parfois beaucoup, pour Washington l’idée même d’un directoire est absolument exclue comme pour Pékin, il y a des convergences avec Moscou rien de plus. L’accord de fond entre la Russie et la Chine se fait, de façon négative, sur la contestation de certaines positions de l’Occident et de façon opportuniste sur des coopérations économiques limitées par la force des choses (80 % des exportations russes vers la Chine sont constituées d’hydrocarbures sur un montant global aujourd’hui inférieur à 100 milliards de dollars).

De Pékin, la Russie espérait un appui politique sur l’Ukraine et une aide financière après les sanctions. Elle n’a obtenu ni l’un ni l’autre. Pékin décompte strictement ses soutiens politiques à Moscou, quand la Russie au nom d’une grande politique asiatique valorise exagérément sa relation privilégiée avec Pékin. Certes, les deux puissances disposent d’une vision du système international relativement alignée : d’abord pour contester les valeurs libérales des démocraties occidentales ; ensuite pour trouver avantage à leur relation bancale quand il s’agit de contrer les ambitions de la puissance américaine, mais les intérêts nationaux sur le long terme au plan politique, stratégique et économique dans le monde asiatique ou en région arctique, divergent. La Russie ne peut pas sortir bénéficiaire de cette coopération-compétition avec la Chine. Elle sait devoir composer avec d’autres, notamment avec l’Inde ou avec l’Europe. Il n’y a ni alliance ni alignements possibles, sauf conjoncturels et dans certains domaines, entre Pékin et Moscou. Xi Jinping en a pleinement conscience, qui accueille favorablement, mais relativises-en son for intérieur, l’enthousiasme affiché dans son isolement par Poutine, faute de mieux.

conclusion

Forte de sa bonne santé économique, la Chine met en œuvre une stratégie d’influence mondiale et affirme de plus en plus sa puissance. Traditionnellement encline à la prudence, la politique extérieure de la Chine manifeste, sous Xi Jinping, un dynamisme, voire une agressivité qui surprend, suscite des réactions et provoque des demandes de réajustement. Le rééquilibrage des relations commerciales avec les États-Unis et l’Europe constitue le principal d’entre eux. Les nombreux projets extérieurs de la République populaire, y compris ceux relatifs aux nouvelles routes de la soie, dont les vastes ambitions furent confirmées lors du forum présidé par Xi Jinping en mai 2017, montre combien la Chine voit grand au risque cependant – surtout si un ralentissement de l’économie venait à être constaté – de ne pas pouvoir faire face à toutes ces entreprises et de décevoir de nombreux partenaires.

Grande puissance à part entière, la République populaire est désormais capable d’imposer à presque tous les pays, à l’exception notable des États-Unis, des relations asymétriques dont elle tire pleinement profit. Elle se place aujourd’hui en position de domination régionale et adopte, s’agissant de la marche du monde, une attitude révisionniste de l’ordre international établi en 1945. Ce révisionnisme reste cependant sélectif, la Chine sachant contester mais tout aussi bien rechercher une place plus influente dans les organisations internationales existantes. Le jeu de l’influence et la mise en œuvre de stratégies de longue main restent de toute façon des voies préférées par la politique extérieure de la Chine. L’expression de la puissance chinoise est une mise sous pression.


[1] Lucien Goldmann : Le Dieu caché ; Gallimard, Paris, 1976.

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