Guerre en Ukraine : « l’Europe se retrouve face à elle-même », selon Louis Gautier

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L’invasion russe a déjà des conséquences majeures directes sur la stabilité future du Vieux continent, selon l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.

Avec l’invasion russe en Ukraine, un conflit majeur en Europe est-il possible ?

Par ses enjeux stratégiques et géopolitiques, il s’agit d’un conflit majeur, même s’il demeure géographiquement et militairement contenu. C’est, tout d’abord, le premier véritable conflit interétatique ouvert qui éclate en Europe depuis 1945. Les crises « militarisées » de la guerre froide (Budapest en 1956, Prague en 1968) et l’occupation de la partie septentrionale de Chypre par la Turquie, en 1974, sont des voies de fait internationales sans commune mesure avec la guerre en Ukraine. La mise en alerte des forces nucléaires russes signale, en outre, un « ambiancement » du conflit qui l’inscrit dans une confrontation stratégique plus vaste, mettant possiblement aux prises les forces de l’Otan et la Russie. La nucléarisation du théâtre d’opération vise à une sanctuarisation territoriale agressive qui incorpore l’Ukraine dans le périmètre des intérêts majeurs de sécurité de la Russie. Certes, Américains, Européens et Russes évitent de se laisser entraîner dans une escalade guerrière, mais le risque de dérapage n’est pas nul. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a, de toutes les façons, d’ores et déjà, des conséquences majeures directes sur la stabilité future du Vieux continent et indirects pour les grands équilibres internationaux. Enfin, c’est un conflit brutal comme en attestent, hélas, déjà le nombre de victimes et de destructions.

Le retour d’un conflit de haute intensité avait été anticipé dans les précédentes revues stratégiques françaises. Quelles réponses avaient alors été envisagées, selon les scénarios ?

Les revues stratégiques ne font généralement pas d’impasse dans l’analyse des menaces. Le scénario d’un conflit de haute intensité a toujours, depuis la guerre froide, conservé une fonction dimensionnante de nos capacités conventionnelles dans le haut du spectre. Cela dit, la programmation militaire, depuis vingt ans, est fortement polarisée par les objectifs de projection extérieure et des opérations militaires lointaines (Afghanistan, Irak-Syrie, Libye, Mali) qui, sauf la brève phase d’entrée, n’étaient pas caractérisées par l’intensité des combats. La guerre en Ukraine pousse à une remise à plat de la programmation militaire et à une remontée en gamme des équipements militaires. Il va falloir rendre des arbitrages entre les dotations de moyens légers d’intervention et des moyens lourds. Dans le même temps, il faut financer la régénération des capacités nucléaires et des renforcements nécessaires dans le cyber et le spatial.

La guerre en Ukraine pousse à une remise à plat de la programmation militaire et à une remontée en gamme des équipements militaires.

Louis Gautier

Quelles peuvent être les raisons stratégiques et tactiques qui ont poussé Vladimir Poutine à envahir l’Ukraine ? Pourquoi maintenant, d’autant que c’est le pire moment du fait de la « raspoutitsa », la saison des mauvaises routes ?

L’invasion de l’Ukraine n’est pas une surprise stratégique. Les ressorts et les objectifs de la politique expansionniste et impérialiste de la Russie à l’égard de son voisinage immédiat sont connus depuis longtemps. Cette politique d’intimidations, de provocations et de coups de main limités est mise en pratique à partir de l’agression de la Géorgie en 2008. Le conflit ukrainien constitue, en revanche, un tournant qui se caractérise par le basculement d’une stratégie indirecte en guerre ouverte. Le passage à l’acte, le moment choisi comme les risques pris du côté russe, interrogent. Je n’ai pas de réponse à apporter mais des conjectures : Poutine, usé politiquement et malade, a-t-il perdu patience et voulu hâter la réalisation de son dessein avant de passer la main ? Au sein de son entourage, visiblement tétanisé, qui l’a poussé, qui l’a suivi, qui attend son heure ? Les grands exercices russo-bélarusses qui ont précédé l’invasion plaçaient Poutine le dos au mur s’il n’obtenait pas politiquement, sous la pression de cette manifestation de force, la neutralisation de l’Ukraine. On a eu la guerre.


Cela dit, Poutine a choisi, au propre et au figuré, « le temps des mauvaises routes » (ce que signifie raspoutitsa, en russe). Mais ses troupes au sol sont moins handicapées par le dégel et la fonte des neiges que par un mauvais soutien logistique. Cette opération montre d’ailleurs clairement que l’armée russe n’est modernisée qu’en partie. Poutine surtout a fait fausse route, il a sous-estimé la détermination des Ukrainiens et leur capacité de résister les armes à la main. Il s’est trompé de narratif vis-à-vis des Ukrainiens, mais aussi vraisemblablement d’une partie de la population russe. Plus l’opération dure, plus elle le pousse obstinément à durcir ses actions, plus il le fait, plus il se fragilise. Dès que la Russie de Poutine pourra prétendre avoir empoché un gain significatif, elle aura intérêt à négocier rapidement et sérieusement. D’autant que, n’ayant pas explicité totalement ses buts de guerre, Poutine dispose de marges que Volodymyr Zelensky, le président de l’Ukraine, n’a pas.

L’inaction de l’Europe et de l’Occident, après l’agression de la Géorgie en 2008, a-t-elle jouée un rôle dans la conviction de Vladimir Poutine de continuer à avancer ses pions ?

Le manque de fermeté face au comportement agressif de la Russie depuis 2008, et surtout 2014 après l’annexion de la Crimée, ne pouvait qu’enhardir Poutine jusqu’à ce point de non-retour qu’est l’invasion de l’Ukraine. Il nous a cru faibles. Nos ambiguïtés ont sans doute joué aussi un rôle. Le texte de la charte de partenariat stratégique signée par le secrétaire d’État américain Antony Blinken et son homologue Ukrainien Dmytro Kuleba, le 10 novembre 2021 – soulignant l’engagement inébranlable des États-Unis en faveur de la souveraineté territoriale de l’Ukraine, y compris la Crimée – contraste ainsi curieusement, quand on la relit aujourd’hui, avec les déclarations de Joe Biden, un mois plus tard, semblant laisser le champ libre à Poutine. Cela dit, ne confondons pas l’agresseur et l’agressé, ne mettons pas sur le même plan les erreurs d’appréciation des Occidentaux et la conduite cynique, brutale, meurtrière, injustifiable de la Russie de Poutine.

L’arme économique peut-elle faire fléchir Poutine ?

Les sanctions sont très pénalisantes mais n’ont, dans l’immédiat, que peu d’effet pour infléchir les opérations militaires, pour influer sur les issues diplomatiques de la crise et, même, pour ébranler une économie russe devenue plus autarcique au cours des sept dernières années. La Russie, touchée par le train des sanctions européennes et américaines imposées après l’annexion de la Crimée, a en effet renforcé la faculté de résilience de son économie et l’autonomie de ses approvisionnements. En revanche, dans la durée et à condition qu’elles soient constantes, les nouvelles sanctions et mesures de rétorsion économiques, qui sont d’une ampleur inédite, vont avoir un impact considérable. La Russie est déjà au bord du défaut de paiement. Les classes pauvres et moyennes de ce pays vont payer le prix de cette guerre, car leur pouvoir d’achat va se réduire comme leur accès aux produits importés. Poutine a conscience que cette guerre « nationaliste », à la longue, affaiblit sa popularité plus qu’elle ne l’alimente et fragilise en interne son pouvoir. Les sanctions, cependant, peuvent élargir de façon décisive une fracture politique interne, mais pas la créer. Si le régime, plus que nous l’imaginons, est déjà très fortement miné de l’intérieur dans la perspective de l’« après Poutine », elles peuvent, alors, hâter sa fin. D’où la vague de répression qui s’est abattue sur la Russie avant le déclenchement de cette guerre et la censure renforcée depuis, voire la mise à l’écart de hauts gradés dans les rangs de l’armée.

Vous êtes l’auteur d’un rapport sur la défense européenne. La guerre en Ukraine peut-elle la faire émerger, vraiment ?

Ce rapport intitulé « Défendre notre Europe » a été rendu au président de la République en mars 2019 et est resté confidentiel. Il faisait d’abord plusieurs constats : Après les crises terroristes, migratoires et cyber, l’Union européenne (UE) n’était toujours pas prête à affronter une crise majeure. En 2020, la crise Covid en a fait prendre plus complètement conscience. Des mesures positives ont été adoptées en urgence face à la pandémie. Néanmoins, en termes de systématisation des procédures de prise de décision comme d’organisation en cas de crise, au sein de l’UE tout reste à faire. Il conviendrait de mieux coordonner (entre les Etats-membres, les instances du conseil, la commission et ses services, les agences sectorielles) les politiques de prévention et les actions dans l’urgence, aujourd’hui encore trop improvisée. La guerre de la Russie contre l’Ukraine montre combien des questions comme l’indépendance énergétique des pays européens, la sécurité de leurs approvisionnements essentiels, la protection de leurs infrastructures critiques, la constitution de stocks stratégiques et d’équipements majeurs de secours mutualisables en situation de catastrophes doivent trouver des réponses collectives au sein de l’UE.

Il conviendrait de mieux coordonner (entre les Etats-membres, les instances du conseil, la commission et ses services, les agences sectorielles) les politiques de prévention et les actions dans l’urgence, aujourd’hui encore trop improvisée.

Louis Gautier

Comment mieux armer l’Europe ?

S’agissant des menaces militaires, le rapport alertait sur une situation qui risquait de dégénérer. Ainsi, page 14 du rapport, ce passage : « La Russie pratique la politique des coups de butoir et du fait accompli. Elle teste, ce faisant, à son avantage, notre réactivité tout en évitant de se piéger elle-même dans ce jeu dangereux. Toutefois, les activités hostiles de ce pays et le déploiement de ses moyens offensifs (…) à notre périphérie impliquent une sérieuse actualisation des hypothèses de conflits armés, ne serait-ce que pour procéder, de façon appropriée, au dimensionnement et au calibrage dans la durée des capacités militaires futures des Européens ».
Il n’y a rien à redire à ce constat ni à la préconisation tirée : faire converger les exercices de programmation militaire de sorte que la contribution des armées des divers Etats-membres de l’Union à la défense collective de l’Europe soit plus cohérente. En effet, il faut rationaliser les panoplies militaires qui comportent des redondances, des insuffisances manifestes, mais aussi des carences criantes qui expliquent que, pour les missions du haut comme du bas du spectre, elles sont généralement tributaires de moyens américains.


Une autre préconisation était de mettre en place une force de réaction rapide. Si l’Europe souhaite pouvoir contribuer à la stabilité de son environnement et à la prévention des crises, notamment en Méditerranée, dans les Balkans et au Levant, protéger ses ressortissants et ses intérêts de sécurité comme ses approvisionnements, elle doit pouvoir mobiliser rapidement des forces. Elle a aussi besoin d’avoir à sa disposition des capacités de planification, de commandement et de conduite des opérations. Le constat est posé depuis le Kossovo en 1999. Rien n’a bougé. Les guerres de Syrie, de Lybie, du Yémen, d’Azerbaïdjan et maintenant d’Ukraine, montrent un usage de plus en plus décomplexé et dangereux du recours à la force par de nombreuses puissances et sur des théâtres proches. L’Europe peut-elle continuer à faire comme si de rien n’était ?

Le constat est posé depuis le Kossovo en 1999. Rien n’a bougé. Les guerres de Syrie, de Lybie, du Yémen, d’Azerbaïdjan et maintenant d’Ukraine, montrent un usage de plus en plus décomplexé et dangereux du recours à la force par de nombreuses puissances et sur des théâtres proches. L’Europe peut-elle continuer à faire comme si de rien n’était ?

Louis Gautier

L’Otan semble avoir soudain retrouvé sa raison d’être, mais que peut-il vraiment faire ? Ne faut-il pas craindre que Poutine soit tenté de tester la crédibilité de l’article 5 sur la défense collective ?

L’Otan n’avait jamais perdue sa raison d’être. En revanche, depuis la fin de la guerre froide, elle était en quête de nouvelles missions, d’où son implication hors d’Europe dans quelques opérations militaires (Afghanistan, Libye), au bilan problématique. Elle bénéficie aujourd’hui d’un fort engouement car la guerre contre l’Ukraine met bien en évidence l’avantage de faire partie de cette organisation militaire de défense collective. Cependant, le conflit en Ukraine montre aussi que l’Otan dans la gestion diplomatique et militaire des crises n’est pas forcément « manœuvrante ». Certes, sa force de réaction rapide a été mise en alerte et des renforts ont été massés aux frontières, mais, sauf acte hostile visant un de ses membres, l’Otan ne peut que rester l’arme au pied. Au cas d’espèce, sa latitude d’action se trouve nécessairement cantonnée dès lors que la question de son extension est le motif allégué du conflit actuel. La guerre en Ukraine contribue encore davantage au recentrage de l’Otan sur sa mission historique de défense collective. D’où la nécessité de forces européennes mobilisables pour des missions de prévention et de stabilisation dans lesquelles l’Otan ne pourrait être impliqué.

Le spectre d’un conflit nucléaire est-il possible ?

Le risque d’une escalade nucléaire supposerait qu’un acte de guerre caractérisé de la Russie soit commis à l’encontre un membre de l’Otan. L’hypothèse est plausible, mais je ne la crois pas tangible aujourd’hui.

Poutine, en mettant en alerte ses forces nucléaires aux premiers seuils, a utilisé la dissuasion à des fins gesticulatoires. Sous la menace d’un péril extrême, il a voulu borner la confrontation. Il le fait comme au temps de la guerre froide, à des fins d’assignation des seuils à ne pas franchir et des espaces de confrontation à sanctuariser. En clair, cela signifie que, pour Moscou, l’Ukraine est incluse dans le périmètre de sécurité de la Russie, comme Cuba l’était hier pour les Américains. Il agit cependant de façon inutilement provoquante et agressive. L’invasion de l’Ukraine, dès lors que Washington avait clairement dit que les États-Unis et l’Otan s’abstiendraient d’intervenir dans le conflit, ne justifiait pas cette mise en alerte nucléaire. A la différence de la crise des missiles à Cuba, en 1962, un duel entre puissances nucléaires n’est pas patent. L’Ukraine, en outre, qui avait acceptée de se laisser « dénucléariser » après la guerre froide, ne méritait pas d’être l’otage d’un chantage nucléaire au-dessus de sa tête.

Poutine, ce faisant, a entendu donner corps et crédit aux dernières évolutions de la doctrine nucléaire russe qui incorporent des scénarios d’emploi diversifiés, eux-mêmes couplés au déploiement de nouvelles familles de missiles. Les Américains, comme le Royaume-Uni ou la France, ont compris le message et ont réagi en conséquence, sans surenchère.


En jouant les va-t-en guerre, y compris sur le terrain de la dissuasion nucléaire, Poutine a pris le risque de se déconsidérer sur la scène internationale. La Russie, membre permanent du conseil de sécurité et un des États garants du Traité de non-prolifération, ne peut pas se comporter comme la Corée du nord de Kim-Jon-un.

Pensez-vous, comme certains experts le disent ou l’espèrent, que cette guerre puisse se retourner contre Poutine ? Est-ce le début de la fin ?

C’est déjà le cas. L’aventurisme militaire de Poutine l’expose. L’histoire le condamne déjà pour la brutalité de cette guerre, mais plus largement pour les échecs de sa politique, son incapacité à avoir fait grandir et prospérer son pays autrement que par des annexions territoriales ou des forfanteries militaires. Il laisse un pays gangrené par la corruption, accusant des retards technologiques et socio-économiques par rapport au niveau de vie moyen des Européens. Il a muselé la liberté, les arts et la presse. Quel bilan !

L’aventurisme militaire de Poutine l’expose. L’histoire le condamne déjà pour la brutalité de cette guerre, mais plus largement pour les échecs de sa politique, son incapacité à avoir fait grandir et prospérer son pays autrement que par des annexions territoriales ou des forfanteries militaires.

Louis Gautier

Dans quel nouveau monde cette guerre nous a fait basculer ?

Cette guerre ne fait pas basculer dans un nouveau monde, lequel est déjà écrit dans la compétition entre les États-Unis, la Chine et, demain, l’Inde. Tout se joue désormais en Asie. La guerre contre l’Ukraine, cependant, nous fait prendre conscience d’une nouvelle réalité pour Europe qui, boudée par l’Afrique, délaissée par les États-Unis et méprisée par la Chine, se trouve face à elle-même et aux décisions qu’elle doit prendre pour assurer la paix et la prospérité dans son environnement tout en évitant de se piéger dans une mini guerre-froide continentale mortifère.

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