L’invasion de l’Ukraine, après avoir choqué les esprits, va-t-elle produire ce sursaut des volontés indispensable pour donner corps à la défense européenne ? A chaque crise grave, comme après le conflit du Kosovo, l’annexion de la Crimée, les attentats de Paris, on a cru que les Européens prendraient enfin leur sécurité en main. A chaque fois, l’élan s’est brisé. La défense européenne inscrite aux traités de Maastricht et de Nice aligne toujours des soldats de papier. La défense européenne piétine depuis trente ans alors que la monnaie unique s’est faite en moins de dix ans, après la fin de la guerre froide.
L’argent n’est pas en cause. L’ensemble des budgets militaires européens s’élève à plus de 235 milliards d’euros. Les Vingt-Sept dépensent plus pour leurs 27 armées que la Chine, mais ils utilisent mal leurs crédits. Les flottes de combat comportent trop de standards différents, et les équipements sont souvent redondants. Faut-il le rappeler ? La défense européenne ne vise pas à ce jour la mise sur pied d’une armée intégrée. Son but doit être d’assurer la convergence des politiques de sécurité des Etats membres afin d’en renforcer l’efficacité globale.
Il s’agit d’abord de réduire l’exposition aux risques (cyber, espace, infrastructures critiques, stocks stratégiques…) des pays membres de l’Union, ensuite d’optimiser la disponibilité à l’emploi des hommes et des matériels, de rationaliser les panoplies militaires, enfin de renforcer la base technologique et industrielle de défense, condition d’un libre accès à nos armements. L’ambition n’est pas hors de portée à condition de secouer le conservatisme des états-majors européens et quelques préjugés dont la guerre en Ukraine fait ressortir l’inanité.
Contrairement à un argument usé, la défense européenne ne concurrence pas l’Otan. Elle la renforce dans la mesure où, quel que soit le cadre d’emploi, ce sont les mêmes forces européennes rendues plus performantes qui contribueront à la défense collective des Alliés tout en permettant aux Européens d’effectuer d’autres missions militaires de prévention ou d’interposition. La montée en gamme de la défense européenne ne favorise pas un « découplage » entre les deux rives de l’Atlantique, elle vise à en compenser les effets.
Ce ne sont pas les Européens qui divorcent mais les Américains qui s’éloignent.
Louis Gautier
Le projet de livraison des MiG-29 à l’Ukraine, qui défiait, par ailleurs, tout bon sens, est à cet égard parlant. Les Polonais ont pu alors mesurer que leur allié américain n’entendait pas prendre plus de risque qu’eux dans cette affaire. Dès lors que le sort du monde se joue en Asie, il est normal que les Etats-Unis considèrent que, face à la Russie, nous soyons en première ligne. Cela doit nous inciter à une relation moins puérile à leur égard, plus partenariale.
La défense européenne ne foule pas davantage aux pieds le principe de souveraineté nationale. Si le mécanisme de majorité qualifiée, par exemple en matière de financement de programmes militaires, ou le principe de l’abstention constructive sont à développer, la règle de l’unanimité, s’agissant des grandes décisions de la PDSC, continuera de prévaloir. Le Danemark, qui avait toujours refusé de prendre part à la défense européenne, envisage maintenant de lever cet opt-out. Comme quoi, dans l’adversité, souveraineté rime avec solidarité.
A cet égard, la guerre en Ukraine vient unifier la perception des menaces au sein de l’UE. On ne peut plus opposer les préoccupations des pays du flanc oriental à celles des pays de la Méditerranée. Les attaques cyber ou contre les satellites ne connaissent pas de frontière, les débordements migratoires concernent autant l’Italie que la Pologne, la protection de l’espace aérien des Etats baltes mérite la même vigilance que celle des approches maritimes grecques.
L’adoption de la boussole stratégique de l’UE dans une version plus musclée à cause de l’Ukraine va dans le bon sens… si les paroles soient suivies d’effets. Deux critères permettront d’en juger : la mobilisation de crédits européens en vue de produire des programmes militaires en commun; la mise à disposition de capacités de planification et de conduite des opérations, sans quoi la nouvelle force de réaction rapide restera aussi inutilisable que les groupements tactiques d’intervention qui n’ont jamais quitté leur caserne. Élément stabilisateur d’une paix à reconstruire sur notre continent, la défense européenne, c’est maintenant.