La dissuasion nucléaire française doit pouvoir s’inscrire dans un système européen multicouche encore à bâtir

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Tribune de Louis Gautier, Le Monde, Lundi 10 mars 2O25.

L’élargissement de la doctrine nucléaire française à des pays voisins suppose une redéfinition stratégique globale de la défense européenne, sans oublier les armes conventionnelles, prévient, dans une tribune au « Monde », Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.

Les Européens ont subi deux électrochocs : l’attaque de l’Ukraine par la Russie et l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis.

Louis Gautier

Les Européens ont subi deux électrochocs : l’attaque de l’Ukraine par la Russie et l’abandon de l’Ukraine par les États-Unis. Les voilà enfin réveillés de leur torpeur stratégique et revenus d’une commune imprudence qui leur avait fait oublier que les États, pour survivre, doivent d’abord connaître leurs ennemis et ne se reconnaître ensuite aucun protecteur. La décision prise par le général de Gaulle de doter la France d’une force de dissuasion française se fondait d’ailleurs sur ce postulat, comme le projet d’une défense européenne commune porté par la France depuis le traité de Maastricht de 1992.

Pour rattraper le temps perdu, il faudrait que la défense européenne, qui piétine depuis trois décennies, accomplisse maintenant des progrès à pas de géant. Déclarations et annonces se multiplient. N’ouvrons cependant pas trop de portes en même temps, si nous ne sommes pas en mesure d’en franchir le seuil.

On attend d’abord que les garanties de sécurité qu’il est proposé d’apporter à l’Ukraine prennent tournure : avec quels moyens, selon quelles modalités, sur quel type de mandat ? Il ne faudrait pas ensuite que la promesse des 800 milliards d’euros mobilisables dans l’Union européenne (UE) pour financer des projets d’armement se fracasse, en particulier en France, sur le mur des réalités budgétaires et de l’endettement. L’européanisation de notre dissuasion nucléaire constitue, enfin, un enjeu trop sérieux, trop existentiel pour tolérer l’improvisation.

Que la question de la dissuasion revienne au cœur du débat stratégique européen est une bonne chose ; qu’à Berlin, Vilnius ou Varsovie on envisage désormais que les forces de dissuasion françaises et britanniques puissent être une alternative au parapluie nucléaire américain montre assez l’inquiétude actuelle d’un risque de défaut des États-Unis dans l’OTAN. Longtemps, nos partenaires européens sont, en effet, restés rétifs à toute discussion sur la dissuasion avec la France. En trois ans, en raison des craintes suscitées par les gesticulations nucléaires russes dans le conflit ukrainien, les esprits ont donc plus évolué qu’en trente ans.

Une arme d’ultime recours

Les propos récents du président de la République, Emmanuel Macron, vont cependant au-delà des ouvertures pratiquées avant lui par les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac et tous leurs successeurs. Depuis les années 1990, la doctrine française admet, en effet, que la dissuasion française contribue à la sécurité des pays membres de l’UE et de l’OTAN parallèlement aux moyens nucléaires américains et britanniques.

La déclaration franco-britannique dite « de Chequers », en 1995, établit même une solidarité entre les intérêts vitaux de notre pays et ceux du Royaume-Uni. Cette interprétation selon laquelle la définition des intérêts vitaux de la France peut incorporer la protection du territoire et de la population de nos plus proches partenaires est donc ancienne. Elle trouve cependant plus qu’un nouvel écho aujourd’hui, il s’agit d’un développement bien réel mais qui demande à être précisé.

La dissuasion française élargie, ce n’est pas une dissuasion partagée. Sauf à en ruiner la crédibilité, il ne saurait être question de partager avec quiconque la fabrication, la détention, l’ordre de mise à feu des missiles nucléaires français. Ce qui, en revanche, est envisageable, c’est l’élargissement de la couverture de notre dissuasion et, à condition que la défense européenne s’intègre davantage, une concertation sur l’environnement de sécurité, les éléments de doctrine, les procédures d’alerte et la définition théorique de l’éventail des frappes. Mais rien de cela ne me paraît possible si les postures stratégiques des partenaires avec qui nous pourrions avoir un tel dialogue n’étaient au préalable mises en cohérence.

La dissuasion nucléaire est un domaine à part des politiques de défense. On ne passe pas d’un tir au canon d’artillerie à l’emploi de la bombe atomique. L’arme nucléaire s’inscrit dans un continuum stratégique et opérationnel. C’est une arme d’ultime recours. Actuellement, la dissuasion française se place à côté des moyens militaires européens et américains qui, dans l’OTAN, assurent la sécurité collective des alliés. Si la garantie américaine vient à manquer et que l’OTAN périclite, avant d’élargir notre dissuasion, il faut en reconsidérer l’adossement et sans doute aussi en adapter les moyens.

Fixer un seuil à la confrontation

Notre dissuasion doit pouvoir s’inscrire dans un système de protection européen multicouche à bâtir qui suppose, à côté des armes nucléaires, de détenir ensemble des équipements du haut du spectre, notamment spatiaux, des missiles conventionnels lourds et de plus long rayon d’action, des moyens de défenses antimissiles, etc. Il s’agit de pouvoir opposer à un adversaire agressif, d’abord préventivement et pour le dissuader, une réponse stratégique globale.

S’agissant des moyens, avec un stock d’armes nucléaires opérationnelles de l’ordre de 290 pour la France et de 220 pour le Royaume-Uni, la question est moins celle du nombre (équivalent à celui de la Chine) que de leur qualité, de leurs performances et de leur flexibilité d’emploi.

La France, en passe de renouveler ses composantes, dispose et disposera demain de forces stratégiques modernisées aux meilleurs standards. Mais ces forces sont calibrées pour exercer une pression conforme à une doctrine purement dissuasive et de stricte suffisance qui n’envisage le franchissement du seuil nucléaire que dans des situations limites extrêmes.

Les gesticulations auxquelles s’est livrée la Russie en Ukraine, en particulier avec le tir à blanc sur Dnipro, le 21 novembre 2024, d’un missile balistique de portée intermédiaire, doivent-elles entraîner d’autres évolutions de notre arsenal nucléaire ? Comment combiner une évolution éventuelle de notre posture avec l’ouverture, demain souhaitable, de négociations avec les Russes, relatives à la limitation de la menace nucléaire sur notre continent et à son équation de sécurité future ? Etant donné l’ensemble de ces considérants, la proposition d’adaptation de notre dissuasion dans le sens de son européanisation mérite un accueil positif, un examen sérieux et s’entend sous certaines conditions.Jamais la France ne jouera, par une frappe nucléaire d’envergure, son va-tout si sa survie comme nation n’est pas également en cause. En revanche, comme on l’a vu en Ukraine, la menace d’une action nucléaire permet bien de fixer un seuil à la confrontation, d’éviter l’escalade en réfrénant l’extension de la belligérance.

Jamais la France ne jouera, par une frappe nucléaire d’envergure, son va-tout si sa survie comme nation n’est pas également en cause.

Louis Gautier

Jamais la France ne jouera, par une frappe nucléaire d’envergure, son va-tout si sa survie comme nation n’est pas également en cause. En revanche, comme on l’a vu en Ukraine, la menace d’une action nucléaire permet bien de fixer un seuil à la confrontation, d’éviter l’escalade en réfrénant l’extension de la belligérance.

Les Européens et les Américains ont soutenu les Ukrainiens sans entrer en guerre contre la Russie. Le territoire russe est resté à l’abri de frappes sévères durant tout le conflit. Selon cette grammaire, et à condition que le rapport des forces conventionnelles et nucléaires européennes soit globalement convaincant vis-à-vis d’un agresseur potentiel, les armes nucléaires françaises peuvent contribuer à une stratégie de déni d’accès élargie à la protection du territoire et des populations de l’Union.

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